Le loup en Espagne et en Italie



Une cohabitation ancestrale qui n’empêche pas les tensions

La première différence frappante entre ces deux pays et la France est la présence massive de loups sur leur territoire, alors même qu’ils sont également très sollicités par l’élevage ovin. Certaines parties de ces territoires cumulent en plus la présence du lynx et de l’ours.

Ensuite, la seconde différence tient au fait que les loups n’ont jamais disparus de ces 2 pays, ce qui a considérablement influencé les systèmes d’élevage tout en leur permettant d’être très performants.

Un nombre de loups bien plus important qu’en France

C’est en Espagne que se trouve la population de loups la plus importante de l’Union Européenne (à 15). En 2002-2003, elle est estimée à 2.500 voire 3.000 individus, la plupart se trouvant au nord-ouest du pays. Vers la fin des années 70, les loups sont passés à un effectif minimum de 300 à 500 individus à la suite de destructions directes de ces prédateurs et d’une chasse excessive de leurs proies naturelles, les ongulés sauvages. Une loi sur la chasse de 1970 a donné le statut de gibier au loup alors qu’il était considéré comme nuisible auparavant. La protection de l’espèce est donc partielle : dans certaines provinces, le loup est protégé alors que dans d’autres, il est chassable. Néanmoins, ce régime a permis que se reconstituent les effectifs lupins. 10 ans après la première estimation, un recensement réalisé à la fin des années 80 évaluait l’effectif de loups espagnols à 1.500 - 2.000 individus. La croissance s’est poursuivie après cette date, mais cela de manière inégale sur le territoire. La population située au nord de la rivière Duevo semble saine et en bon état de conservation. Pour autant, depuis le milieu des années 90, le nombre de loups a localement tendance à diminuer (Asturies, Cantabrie, Castille-Léon, Galice), notamment en raison de la reprise du braconage. Le signal d’alarme est encore loin, ce qui n’est pas le cas des populations situées au sud de la rivière Duevo, menacées d’extinction.

La population lupine d’Italie, quant à elle, est estimée actuellement entre 700 et 1.000 individus. Elle était moins d’une centaine au début des années 70, en grande partie à cause du braconnage. Une stricte politique de protection a été mise en place en 1976, notamment pour des raisons symboliques (la Louve de Rome) et historiques. Le loup est aujourd’hui présent avec des degrés variables de densité, dans les régions (dans le sens nord-sud) du Piémont, de la Ligurie, de la Lombardie, e l’Emilie Romagne, de la Toscane, des Ombres, des Marches, des Abruzzes, du Latium, de la Campanie et jusqu’en Calabre. Le noyau de plus forte densité se trouve en Italie centrale dans la région des Abruzzes.

Un élevage ovin globalement performant, mais qui n’échappe pas aux crises.

Selon Eurostat, le service de statistiques de l’Union Européenne, l’élevage ovin est pratiqué essentiellement dans 5 pays de l’UE, qui à eux seuls concentrent 85% du cheptel européen : l’Espagne, le Royaume-Uni, l’Italie, la France et la Grèce.
L’Espagne et le Royaume-Uni totalisent 52% du cheptel de l’UE ; le 3ème pays est l’Italie avec 11 millions de têtes de bétail suivi par la France et la Grèce, avec environ 9,5 millions d’ovins chacune. Les brebis laitières sont prépondérantes et en forte augmentation en Italie alors qu’elles sont minoritaires en France.

Espagne :

A la différence d’autres pays, l’Espagne n’a aucun espace sauvage inhabité : les loups occasionnent des dommages aux troupeaux partout où ils sont présents. La plupart de ces dommages ont paradoxalement lieu dans des secteurs de montagne qui concentrent 20% des loups présents et 75% des dégâts du pays (coût : 1.300 € / loup / an). Dans les secteurs agricoles à faible densité de proies sauvages, les loups se nourrissent de charognes d’animaux domestiques (microcircuit parallèle à l’équarrissage), les dégâts y sont 10 fois moindres. Cette disproportion est notamment due au fait qu’en montagne, les troupeaux pâturent pendant plusieurs mois avec une surveillance minimale des bergers (exode rural très fort), alors que les secteurs de plaine ont une surveillance diurne journalière et sont rentrées en bergerie toutes les nuits.

Pour autant, les dégâts occasionnés par le loup ne mettent pas en danger la profession pastorale de ce pays. Par exemple, dans la Sierra de la Culebra, la province de Zamora possède le plus gros cheptel du pays : il totalise 800.000 brebis. C’est la 1ère région productrice de lait de brebis en Espagne. « Les attaques du loup ici, c’est une tradition. J’ai 600 moutons. A cause du loup, j’en perds 5 à 6 par an. Dans le coin, il n’y a pas un éleveur qui n’ait pas eu de dégât » (sic J.M SOTO, représentant du syndicat local des éleveurs, in Cahier Technique de l’ATEN n°69 « Vivre avec le loup des Asturies aux Carpates », juin 2000, p8). Dans la réserve nationale de chasse de la Culebra, la population de loups est importante, 60 à 80 individus, répartis en 8 meutes installées, ce qui représente une des plus importantes densités recensées en Europe. 25.000 brebis reparties en troupeaux de 200 à 800 têtes y pâturent pourtant. Dans la réserve comme dans toute la province, le gardiennage est systématique et les pertes peu nombreuses.

Dans les Asturies, à Somiedo, le loup est également présent en densité importante : 6 meutes de 2 à 4 loups soit entre 12 et 24 loups se répartissent sur 700 km de réserve. Ils cohabitent avec 280 éleveurs, 5.000 ovins transhumants et 7 à 8.000 bovins viande. « Pourtant, c’est loin d’être notre problème n°1. Je dirai même que pour nous, c’est un problème annexe en rapport, par exemple, aux dégâts sur les cultures dus aux sangliers et surtout aux cerfs » (sic. B.FERNANDEZ, maire de Pola de Somiedo, même réf. ATEN p 7).

L’élevage traditionnel ovin de la région a progressivement été supplanté par les filières bovine et équine. Ainsi par exemple, « sur la commune voisine de Belmonte, le cheptel est constitué à 80% de chevaux et 20% de vaches (380 chevaux sur 20.000 ha.) Pour les chevaux, les dégâts sont très bien remboursés, bien plus cher que le prix du marché. Je peux vous dire que les gens ne se plaignent pas des dégâts et élèvent de plus en plus de chevaux » (sic. B.FERNANDEZ, mêmes réf ATEN.p11).

Italie :

L’élevage en Italie, et plus généralement l’agriculture, subit des profondes mutations depuis plusieurs années, dans des proportions équivalentes à celles mesurées à l’échelle française.

Globalement, les activités d’élevage ont diminué, en premier lieu l’élevage porcin, puis bovin. L’élevage ovin résiste à l’échelle nationale, mais localement, la situation est très nuancée.

Ainsi, la bonne santé de la filière ovine en Italie est-elle à nuancer très fortement.
Par exemple, dans le Parc Naturel de Gigante (régions de Toscane et Reggia-Emilia), l’élevage a périclité en même temps que sévissait la désertification des zones de montagne : « la population a diminué de 50% depuis le début du siècle. La moyenne d’âge est de 60 ans. L’agriculture traditionnelle a radicalement changé, car on se trouve ici dans la zone de production du Parmesan. L’élevage des vaches est bien plus rémunérateur. En conséquence, les pâturages à moutons situés au-dessus de 1100 mètres se trouvent pratiquement abandonnés. Le cheptel ovin, de 20 000 têtes il y a 15 ans, est tombé à 2 000 - 2 500 têtes aujourd’hui » (sic. M.FIORINI, président du parc, mêmes réf. ATEN p30). A l’échelle de la région pourtant, l’élevage ovin n’est pas celui qui a perdu le plus d’effectifs et d’exploitations. Il est devancé par la filière porcine qui a considérablement chuté (-56% pour les porcins, -47% pour les ovins-caprins et les bovins entre 1990 et 2001).

Dans les Abruzzes, le pastoralisme a également connu des changements radicaux. Vers 1950, le cheptel ovin comptait environ 6 millions de têtes alors qu’en 1995, il n’en comptait plus que 500 000. La région a connu un exode rural très important, certains villages ont été abandonnés et la moyenne d’âge des populations restantes est élevée. Le cheptel restant est ardemment soutenu par les autorités du parc, pour facteur de maintien de la population et d’occupation de l’espace rural, de même que les élevages existants de chèvres, bovins et équins, numériquement plus importants aujourd’hui. Parmi les régions du Sud italien, ce sont les Abruzzes qui ont accusé les plus fortes pertes en termes d’exploitations agricoles (toutes confondues) et cela de manière bien supérieure à la moyenne nationale. Mais au sein des activités d’élevage, il est vrai que ce sont celles liées aux ovins et caprins qui ont subit la crise de plein fouet. En 1990, ces exploitations représentaient 39% du total des éleveurs, depuis 2000 elles ne représentent plus que 26% (suivies de près par les exploitations porcines). La diminution du nombre d’exploitations n’est cependant pas équivalente à la diminution du cheptel, qui s’est mieux maintenu, même dans la filière ovine-caprine (par regroupement et concentration des élevages).

Néanmoins au regard des chiffres nationaux (diminution globale et drastique du nombre d’éleveurs ovins-caprins, mouvement suivi par toutes les filières agricoles), cette crise de la filière ovine peut difficilement s’expliquer par la seule présence des loups sur presque tout le territoire italien (c’est tout le secteur agricole qui est en déclin). Selon les régions, la présence des prédateurs a été un réel facteur aggravant : dans un secteur en crise, et devant la pénurie de jeunes bergers, la peur de la prédation a eu un effet décuplé. De nombreux éleveurs ont ainsi décidé de cesser leur activité, comme cela a pu être constaté dans le Parc del Gigante.

Les moyens de préventions locaux

Les stratégies de protection contre les prédateurs sont anciennes en Espagne et en Italie, généralement regardées comme inhérentes à l’activité pastorale et indissociable. Elles sont néanmoins facilitées par l’emploi d’une main d’œuvre nombreuse et souvent immigrée.

« Pour la protection des ovins, on a retrouvé sur presque tous les espaces visités l’utilisation de la trilogie chiens - bergers - enclos de nuit. Pour les bovins et les équins, différentes combinaisons de ces 3 éléments peuvent être utilisées. Si elles ne sont jamais efficaces à 100%, ces stratégies se révèlent cependant largement fonctionnelles. Les chiffres obtenus sur place concordent avec les témoignages directs : moins de 1% de pertes sur les cheptels les plus importants de Somiedo et de la Sierra de la Culebra [Espagne], 0,6% à Piatra Craiului dans les Carpates [Roumanie], moins de 0,1% dans les Abruzzes [Italie]... » (même réf. ATEN p 7).

Espagne : Dans la réserve de chasse de la Sierra de la Culebra (60 à 80 loups répartis en 6 à 8 meutes installées), les éleveurs ont conservé leurs traditionnels « corrales », enclos nocturnes issus de plusieurs siècles de pratique pastorale. Ils sont encore tous utilisés de nos jours car extrêmement efficaces. Il s’agit de constructions ovales, rondes ou carrées constituées de murets en pierres sèches (env.2m de haut) et surmontées d’un auvent de bruyères, appuyé au muret, qui forme ainsi une petite cour intérieure ouverte en son centre. Une porte basse est aménagée pour le nettoyage de l’enclos, l’entrée et la sortie du troupeau (50 à 60 têtes). Ils sont nombreux dans les alpages pour pouvoir accueillir les troupeaux entiers et effectuer des rotations. Le loup, s’il peut pénétrer, ne peut en revanche pas ressortir (hauteur et inclinaison de l’auvent notamment). Aucune prédation n’a été constatée à l’intérieur de ces enclos. Les chiens restent au-dehors le plus souvent.

Plus modernes, les éleveurs utilisent également des parcs constitués de grillages. Il n’y a pas d’aide administrative pour l’acquisition de chiens de protection. A l’achat, ils coûtent cher à l’éleveur (ex. race Mastin Riotorno) et pourtant, on compte jusqu’à 18 chiens pour des troupeaux de 1.200 têtes ! En fait, les éleveurs comptent beaucoup sur la reproduction des chiens achetés pour « grossir la garde ».

A Somiedo, les parcs sont très peu utilisés. La protection des troupeaux (ovins, bovins et caprins) est essentiellement basée sur le couple « chien - berger » (races mastin léonès). Les animaux sont rassemblés pour la nuit à proximité de la cabane du berger, mais sans clôture. En revanche, le gardiennage par les mastins a été étendu depuis une vingtaine d’années, aux troupeaux bovins. Les troupeaux sont laissés seuls à leur garde, sans berger.

Italie : C’est dans les Abruzzes que la stratégie de protection du troupeau est apparemment la plus complète. La trilogie « chiens - bergers - parcs de regroupement nocturnes » est utilisée presque systématiquement. De plus, certains éleveurs ont équipés leurs parcs de phares, que le berger (qui dort sur place) allume en cas d’attaque. Le risque de prédation y est important puisque dans le seul périmètre du Parc national, le nombre de loups est estimé entre 40 et 50 individus.

Les parcs de regroupement des troupeaux ovins sont constitués aujourd’hui de matériaux modernes : grillages de 3 mètres de haut, dont la partie supérieure forme un rebord orienté vers l’extérieur, incliné vers le bas. La base du grillage est enterrée pour éviter le creusement. Le prix du mètre linéaire est évalué à environ 75€, coût moyen, transport des matériaux et pose compris. D’autres parcs moins coûteux sont également utilisés, constitués de simples grilles à béton de 1,90m de haut. Ces parcs sont très efficaces selon les éleveurs, mais difficiles à déplacer. Il y a risque de surpâturage et de piétin.
Dans la région des Apennins du nord, la stratégie de prévention des attaques repose principalement sur le travail du berger ; chiens et enclos sont moins utilisés. La plupart des troupeaux ne passent pas la nuit sur l’alpage (le berger les redescend au village tous les soirs). La présence de chiens et leur nombre dépend en fait beaucoup de la taille du cheptel (race maremme abruzzes) sachant que pour un troupeau de 300 têtes, les éleveurs comptent sur 2 à 3 chiens pas plus.

Mais dans ces régions de montagne, l’élevage équin s’est développé assez récemment grâce au tourisme, comme en Espagne. Les chevaux sont laissés en semi-liberté sur les pâtures mais ne sont jamais gardés. « En fait la stratégie des éleveurs de chevaux est assez simple. 80% d’entres eux ont une autre activité, le plus souvent liée au tourisme. Comme cette activité les occupe surtout l’été, ils laissent le poulain sous la mère. S’il survit, il est récupéré par l’éleveur à la fin de la saison. Sinon, il empoche le dédommagement : le poulain ne lui a rien coûté » (sic R.FICO, vétérinaire du parc, mêmes réf. ATEN p11).
Le système des fladries - originaire de Pologne - est très peu utilisé, excepté à titre expérimental (à Rome). Il s’agit d’une corde munie de petits drapeaux rouges, lâchement tendue sur des piquets à quelques dizaines de centimètres du sol. « Le loup ne passe jamais sous le fladry, on ne sait pas pourquoi, mais apparemment le système fonctionne » (sic JM LANDRY, même références ATEN, p 20).

Les indemnisations des dégâts

En Espagne, les indemnisations des dégâts dus au loup sont très inégales selon les provinces. En premier lieu, dans celles où le loup est une espèce protégée, les éleveurs n’ont droit à aucune compensation. A l’inverse, là où l’espèce est considérée comme « gibier », les éleveurs ont droit à une indemnisation. Mais en deuxième lieux, même au sein de ces provinces, les indemnités versées sont très inégales, très liées au zonage territoires de chasse privés / territoires de chasse d’Etat. Les meilleurs taux sont pratiqués dans les réserves nationales de chasse. Il n’y a que la région des Asturies qui indemnise « correctement », quelque soit le territoire et la province. Le versement est effectué 1,5 mois après l’attaque, sauf en cas de dépassement budgétaire, auquel cas il est remit à l’année d’après. Les fonds financiers alimentant les indemnisations aux éleveurs sont issus des budgets provinciaux. Ces autorités encouragent de plus en plus un système d’assurance pour les propriétaires de bétail, par ailleurs très performant.

En Italie, les dégâts sont constatés par les gardes à l’intérieur des espaces naturels protégés, par les gardes-forestiers à l’extérieur. Le principe de constat et d’indemnisation semble être moins sujet à conflits qu’en France. Mais au niveau des éleveurs, le plus gros problème reste le mode d’indemnisation. Les dommages sont constatés par une administration (un parc ou le corps des gardes forestiers) et indemnisés par une autre (la région). Le délai entre les deux étapes est très long, très difficile à supporter pour la trésorerie des élevages : le rachat de nouvelles bêtes n’est pas financièrement compensé dans un délai raisonnable. Le parc des Abruzzes tente de développer un mode alternatif d’indemnisation, par lequel l’éleveur rachèterait les bêtes de son choix et la facture serait directement acquittée par le parc.

Il est donc illusoire de penser que la cohabitation est harmonieuse en tout temps et tout lieux, même en Italie ou Espagne, deux pays souvent cités en exemple. Certaines frictions existent et y perdurent. En Italie notamment, la crise agricole est ressentie comme un adieu à la civilisation rurale traditionnelle. En cela, le ressentiment est assez proche de celui que l’on peut constater en France. Les changements radicaux de ces dernières décennies font peur, et expliquent « sans doute le besoin de faire front contre un ennemi commun, de resserrer les rangs face à un avenir incertain. Sur le plan symbolique, le loup permet d’exprimer le malaise et le mal-être de toute une catégorie socioprofessionnelle [...] Le loup apparaît comme un catalyseur, un exutoire. Ce que veulent les éleveurs, c’est exister, être reconnus » (in ATEN, même références, p30).

Mais dans ces deux pays, comme également en Roumanie, la priorité des éleveurs n’est pas donnée pas la chasse ni à « l’éradication » des loups. Car, même face à la crise, le gardiennage des troupeaux ovins et les mesures de prévention contre les attaques font partie du métier pastoral. Ils sont inhérents à l’activité et leur efficacité n’est pas remise en cause (excepté dans les formes "modernes" d’élevage équin).

Source : http://www.loup.org


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