J’ai officiellement enseigné la génétique pendant quarante ans : de 1942 à 1956 à l’Ecole Coloniale d’Agriculture de Tunis (devenue Ecole Nationale d’Agriculture de Tunis lors de la suppression de protectorat, en 1957) et de 1957 à 1982 à l’Institut National Agronomique (devenu Institut national Agronomique Paris–Grignon en 1970).

                Je l’ai peu et mal enseignée, en particulier  dans le cas de l’INA-PG. La faute en est à ceux qui m’ont mis là. Ceux-là auraient dû, depuis longtemps, savoir l’importance de cette science et en confier l’enseignement à un spécialiste réputé, au besoin  étranger : il y avait peu de véritables généticiens en France et ils étaient donc très occupés. Cela aurait coûté probablement plus cher mais sans doute n’aurai-je pas, maintenant, à adresser des reproches à ceux de mes élèves que la génétique concerne --  parmi lesquels de nombreux forestiers -- qui n’ont pas sérieusement cherché à compléter la formation insuffisante que je leur ai donnée, et qui, sans cela, seraient parfaitement en droit de me  retourner ces reproches.

                J’ai voulu donner ici quelques croquis pris en faisant ce travail médiocre -- mais qui m’a passionné. Rédigés vers 1991, ils n’étaient pas destinés à la publication mais à être communiqués à quelques parents ou amis. Malgré quelques tentatives pour les rendre plus présentables, on les trouvera souvent longs. J’ai cependant cherché à ce qu’ils ne soient pas trop ennuyeux.

                Ceci est le premier.

 

                Ma vocation.

                Il y avait à l'agro (ex INA), quand j'étais élève, une chaire de Biologie Végétale dont l'enseignement était dispensé en 40 leçons, 20 en première année, 20 en deuxième année.

            Du cours de première année, j'avais retenu que le professeur en titre était malade et que son remplaçant, N., était passablement chahuté. Plutôt sympathique mais rendu un peu ridicule par une emphase dont on voyait mal à quoi elle correspondait, il avait la réputation d'être, de façon plus générale, incompréhensible. Je pense, en toute honnêteté, qu'elle était assez  largement justifiée.

                Cette première partie était consacrée à l'écologie, mot dont je ne savais pas ce qu'il signifiait ; je ne me souviens pas qu'il en ait donné une définition et je ne l'avais jamais  entendu auparavant. Il ne serait pas vraiment inexact de dire que je ne le sais toujours pas. Du cours lui-même, je n'ai gardé que de vagues souvenirs mais le mauvais élève que j'ai été à l'agro aurait sans doute pu garder les même d'un enseignement de premier plan.

                Le cours de deuxième année a commencé, pour moi, au troisième trimestre, sous le seul nom de "cours de N."; "génétique" n'est venu que plus tard. Ce mot ne m'était pas plus connu que l'autre. Il n'y a rien d'étonnant à cette double ignorance. Au cours du premier tiers de ce siècle, les agronomes eurent besoin de comprendre la nature de la variation biologique ; il fallait en isoler la composante héréditaire et, pour cela, commencer par étudier les rapports de l'être vivant et du milieu. Les connaissances voulues devenaient disponibles ; un théoricien de l'agronomie ne pouvait que chercher à se les approprier, ce qui supposait de les classer en spécialités dûment pourvues de désignations logiques. Personne, parmi ceux qui avaient eu jusque là à faire mon éducation, n'avait été placé devant les mêmes besoins. J'ai fait mes études d'ingénieur alors que les agronomes faisaient, par obligation, de la génétique moderne depuis trente ans et que les biologistes français, par sottise, devaient attendre quinze ans de plus pour en faire, à leur corps défendant. Les choses étaient sans doute comparables pour ce qui est de l'écologie.

                Au cours de N., je participais à un chahut plutôt paisible mais continu, du type de celui qui permettait, malgré tout, aux candidats  à la botte, de prendre des notes en vue d'un examen brillant en n'importe quelle matière. Je n'en aurais sans doute rien retiré de plus que du cours de première année si, pendant l'une des premières séances, un camarade assis à coté de moi, Fauveau, ne m'avait dit que j'avais tort de chahuter : ce que disait N. se rapportait à une science nouvelle, qu’à son avis j’aurais eu tort de dédaigner.

                Je connaissais peu Fauveau. Habitant tous deux à la Cité Universitaire, il  nous arrivait de faire à pied, ensemble, le chemin de l'agro. Je le trouvais très gentil. Je ne sais pas s'il avait déjà formulé son engagement : il est mort, voici déjà assez longtemps, dans les années 60, peut-être, étant curé d'une paroisse de Dijon ; nous n'avons jamais rien échangé de nos options spirituelles respectives. Que de cette neutralité paraissant bienveillante me vint un conseil aussi nettement exprimé m'impressionna, probablement. Peut-être par respect pour l'image de réserve et de calme que j'appréciais, plus ou moins confusément, chez Fauveau, je consentis à faire l'expérience d'une tentative d'attention, en l'assortissant d'un pari, sans doute pour ne pas avoir l'air d'opérer quelque soumission (mais peu importe, après tout) : il fut convenu que nous nous efforcerions de prendre scrupuleusement le cours, de façon à décider en connaissance de cause si, vraiment, N. avait quelque chose à nous dire.

                J'ai relu, récemment, mon cahier de notes, le seul de mes cahiers d'étudiant à l'agro que j'ai conservé. J'arrive difficilement à comprendre comment j'ai pu persévérer, dans l'amoncellement de faits et de notions divers, surtout relatifs à la botanique agricole, qui encombre une bonne partie de ce document. Pourtant, à la 33e des 66 pages de ce cahier, se retrouve ce que j'ai noté sur les recherches, alors récentes, de Blakeslee et de ses collaborateurs, (sans doute exposées d'après l'ouvrage de Guyenot, "La variation", paru en 1930) concernant les mutants trisomiques de Datura. Fauveau fut obligé, à la fin du cours, dans le brouhaha de la sortie des élèves, d'admettre que ce que N. en avait dit était strictement incompréhensible. Je crois bien me souvenir qu'il me dit: "Viens, on va le voir". Je le suivis vers le bas de l'amphi. Le miracle fut que N. ne nous fournit aucun éclaircissement: cela aurait duré très longtemps et nous serions repartis, après quelques "Je ne voudrais pas qu'il subsiste à ce sujet un doute dans vos esprits" (l'une de ses formules préférées), gros Jean comme devant. Etait-il découragé par un amphi dont il avait senti qu'il y avait particulièrement mal réussi à se faire comprendre? S'était-il embrouillé, comme cela lui arrivait parfois, même sur des questions qu'il avait déjà exposées sans trop de difficultés et sentait-il qu'il recommencerait à bafouiller s'il ne se replongeait pas dans le sujet à tête reposée? J'ai toujours préféré penser qu'il était, ce jour-là, exceptionnellement - miraculeusement, j'y insiste - trop pressé pour un supplément de discours. Quoi qu'il en soit, il tira un feuillet de l'amas de documents qui recouvraient la vaste table de l'amphi Risler , nous le mit entre les mains et se sauva après avoir ramassé tant bien que mal le reste dans les deux énormes serviettes sans lesquelles personne de ceux qui l'ont connu à l'agro n'a jamais pu l'imaginer.

                Le feuillet qu'il nous avait remis ne portait que quelques lignes dactylographiées, certaines en rouge, d'autres en noir. Nous ne nous décidâmes à l'examiner qu'une fois revenus à la cité, dans la chambre de Fauveau, je crois. La brièveté du texte et la clarté de sa disposition étaient telles qu'il ne nous fallut guère plus de deux ou trois minutes pour comprendre. Si la disjonction de  2n chromosomes à la méïose comporte un accident au cours duquel il se forme un gamète possédant non pas n chromosomes mais n+1, ce gamète, s'unissant à un gamète normal à n, donnera un individu trisomique, c'est à dire où l'un des n chromosomes haploïdes sera représenté non plus par deux exemplaires mais par trois ; il possédera 2n+1 chromosomes. Ce "mutant" trisomique ne peut manquer d'être anormal dans sa morphologie comme dans sa descendance, s'il en a une. Il me parut surtout prodigieux qu'une preuve du bien fondé de cette analyse eut été trouvée dans l'existence de mutants monosomiques, où l'un des chromosomes n'est plus représenté qu'une fois au lieu de deux : dans le modèle proposé, l'existence de gamètes à n+1 entraînait celle d'un nombre égal de gamètes à n-1. Je ne sais trop ce qu'il est advenu de cette vérification. En tout état  de cause, le reste  devenait alors limpide: Datura stramonium  possède 12 chromosomes haploïdes, dont un très grand, quatre grands, trois assez grands, deux moyens, un petit et un très petit ; on connaît 12 mutants trisomiques différents, dont l'un possède trois très grands chromosomes au lieu de deux, quatre autres ayant trois grands chromosomes, trois autres, trois assez grands etc. (A vrai dire, on ne  connaissait encore que onze mutants trisomiques mais il était si évident que le douzième serait rapidement rencontré - il le fut, en effet - que c'était tout juste si on n'en tirait pas un élément supplémentaire de vérification).

                J'étais entré à l'agro parce que j'étais "bon en maths", ce qui voulait dire que je savais faire très vite et de façon quasi réflexe les calculs que demandaient les problèmes alors en usage dans les épreuves du concours. C'était un avantage indiscutable mais dont l'acquisition restait à justifier, compte tenu de l'orientation que j'avais prise. Dans les réflexions qu'il m'arrivait, si rarement que ce fut, de consacrer à mes études à l'école, je ne trouvais rien qui me parut bien satisfaisant quant à l'adéquation de cette qualité à la recherche d'un progrès en biologie. Je n'avais jamais eu l'occasion de constater que cette science, la biologie, en général, disons "l'histoire naturelle", pouvait être quantitative sinon par le biais de quelques mesures permettant de fignoler, un peu gratuitement, des observations qui avaient donné, sans la moindre intervention des mathématiques, à peu près tout ce qu'on pouvait en tirer : le milieu éducatif où je m'étais trouvé jusque là ne se préoccupait de la génétique, qui aurait pu faire exception, que pour opposer une résistance forcenée au développement de son enseignement. Brusquement, je me trouvais en face de ma vérité: la quantité dont le traitement pouvait conduire à la découverte était justiciable non pas de la mesure mais du dénombrement. Pour la première fois, j'étais confronté à l'intérêt heuristique du discontinu en Sciences Naturelles ; pour un peu, j'aurais anticipé sur la lecture que (sur les conseils de N.) je fis de Guyenot dans les mois de l'été qui suivit et compris, au moins en partie, dans quelles impasses le natura non fecit saltus de Leibnitz, qui m'était apparu, jusque là, fort plausible, sauf exceptions, avait conduit les naturalistes.

                Le cahier que j'ai gardé du cours de N. comporte, je l'ai dit, 66 pages. Le mendélisme intervient à la 57e, en somme comme une conclusion du cours et non comme inaugurant la génétique ; il n'est, en effet, pas illogique que celle-ci étudie la variation avant d'aborder la transmission des caractéristiques  variantes. Je suis à peu près sûr que si N. avait commencé par le "3 pour 1" habituel, les souvenirs de préparatoire et de l'impossibilité où s'étaient trouvés mes professeurs de me faire franchir le "pas" probabiliste se seraient levés pour une réaction de rejet définitive ("Encore ce truc-là..."). Venant alors que je tenais une démonstration de la réalité du rôle des chromosomes, la disjonction mendélienne ne m'apparaissait plus que comme une conséquence, banale et amusante, de la mécanique méiotique. Elle devenait aussi claire que le déterminisme chromosomique du sexe, le seul élément de génétique formelle que j'avais assimilé jusque là, sans doute parce qu'il faisait aussi intervenir un chromosome - individuel, identifiable, spécifique.

                Le cours comportait trois parties : origine et acclimatation (28 pages où figurait une évocation des travaux de Vavilov, encore bien peu connus, en 1935), variation (26 pages, dont 2 ou 3 consacrées au Datura) et croisement (12 pages comportant l'exposé du mendélisme). J'aurai l'occasion de dire que j'ignore la façon dont ce cours fut élaboré et la part que prit N. dans cette élaboration. J'ignore aussi pourquoi cette façon de présenter les choses s'adaptait aussi bien à mon esprit, comme la bonne clef à une serrure ; peut-être est-ce fortuitement. Quoiqu'il en soit, le soir de cette même journée où N. nous parla - si mal - des recherches de Blakeslee sur le Datura et nous communiqua le document où elles étaient - si bien - résumées, je voulus devenir professeur de Génétique à l'Institut National Agronomique.                 A vrai dire, j’ai toujours eu envie d’enseigner ce que je pense bien comprendre et il n’y avait pas d’autre endroit que l’agro, en France, en 1935, pour y faire un cours de génétique : la Sorbonne ne s’y mit qu’en 1946. C'était néanmoins beaucoup de naïveté de ma part. Avec plus de naïveté encore, je m'en ouvris, peu après, à N. lui-même, qui me fit remarquer ma sottise avec beaucoup de délicatesse. En fait, si j'ai parlé de cette prise d'option précoce, c'est seulement  pour dire à quel pointe j'avais été convaincu d’avoir vraiment trouvé la voie où je voulais progresser.

                Peu avant la sortie de l'agro, Joseph faisait passer, un examen "pratique" d'agriculture qui était pour lui l'occasion de prendre un petit contact avec chaque élève - à toutes fins utiles (?). Il leur faisait reconnaître quelque graminée avant de les interroger sur leur orientation éventuelle, ce qu'il fit avec moi comme avec les autres. En toute innocence - je ne parle plus ici de naïveté - je m'empressai de lui faire part de mon enthousiasme tout neuf pour ce que N. m'avait révélé. Quelques jours plus tard, Dumont, rencontré dans un couloir de l'école, me dit, de la manière directe que le monde entier, y compris nombre de chefs d'états, a appris, depuis, à lui connaitre : "Vous avez fait une gaffe. Vous avez parlé à Joseph de votre intérêt pour le cours de N.. Vous ne savez donc pas que, pour Joseph, la génétique, c'est lui?" Je ne le savais pas. Ce que Joseph nous avait dit de l'amélioration du blé m'était apparu comme une pâteuse description des diverses combinaisons réalisées, par croisements, par les sélectionneurs français, sans que la moindre idée générale en émergeât. Quelle que soit ma méfiance à l'égard des jugements que j'ai pu porter sur mes professeurs de l'INA, j'ai d'autant moins tendance à remettre celui-ci en question que mes idées sur Joseph n'étaient pas faites. Je le tenais, comme tout le monde, pour un bavard et je pensais, comme tout le monde aussi, je crois, qu'il lui arrivait de se gargariser de phrases creuses mais je me serais gardé, eu égard à certaines de ses positions, de considérer qu'il n'y avait rien d'autre à en dire. Le "C'est une grosse noix creuse" d’un cher collègue méridional n'avait pas encore de raisons de m'apparaître comme mérité. Il n'en restait pas moins que son importance comme généticien m'échappait. J'ai dû trouver que réagir ainsi à l'opinion d'un élève avait été un peu mesquin et que s'en ouvrir à Dumont l'avait été plus encore. Pensant, par ailleurs, que je n'avais plus grand chose à faire avec Joseph, j'oubliais ce que Dumont m'avait dit.

                Je m'ouvris rapidement de mes idées sur N. et de mon désir de me lancer sur ce que je pensais être ses traces à mes camarades, qui posèrent la question de savoir s'il s'agissait ou non d'une des farces dont ils me créditaient volontiers. Je ne pris pas position tout de suite. (N'ai-je pas eu de doutes moi-même?). Les contacts que j'avais pris avec N. n'étaient pas incompatibles, pour les dits camarades, avec l'intention de faire une farce. N. lui-même ne les considérait certainement pas ainsi. Ayant trouvé un "client" ce qui, probablement, ne lui était jamais arrivé et ne dut plus guère lui arriver, il me "joua" sans restriction, indépendamment de toute la bienveillance qu'il avait pour tous ses élèves, indistinctement. C'est dans cette disposition qu'il me présenta à Ducomet (lors de la visite au C.N.R.A. de Versailles dont j'ai dû parler ailleurs) comme un élève "désirant se spécialiser". Je dus beaucoup le décevoir à l'examen : la note qu'il m'attribua, 16/2O, était une note médiocre. Je ne suis pas sûr qu'elle n'ait pas traduit un certain désir d'objectivité, conduisant à des exigences particulières. Je suis sûr, par contre, que les 19/20 qu'il distribuait généreusement aux candidats au G.R. étaient mérités. On peut même, sans doute, décrire de cette façon la différence qui me séparait des majors de ma promotion : je n'avais nullement digéré ce dont j'avais décidé de faire et qui allait devenir la substance de ma spécialisation alors qu'ils savaient parfaitement, sur le même sujet, ce qu'ils devaient en savoir pour avoir un bon classement et dont il ne leur resterait à peu près rien - assez souvent absolument rien - trois mois après. Il est vrai qu'il y avait parmi eux, je l'ai déjà dit, des garçons fort intelligents, conscients de cette situation et décidés à se comporter en conséquence, c'est à dire à se méfier du manque de culture que couvraient leurs succès scolaires passés.

                Déçu ou non, N. me maintint sa cordialité et son appui. Il me conseilla la meilleure des lectures que je pouvais faire, celle des trois livres de Guyenot. Il y ajouta celle de l'ouvrage général de Boeuf. En Octobre 1936, alors que je faisais mon service militaire à Trappes, il me présenta à ce dernier, qui venait d'être nommé professeur à l'agro. C'est après l'entretien que j'eus ce jour-là avec Boeuf que j'envisageai d'être candidat au concours qui devait s'ouvrir pour le recrutement d'un chef de travaux d'Arboriculture Fruitière au S.B.A.T..

                Je terminai mon service militaire vers Mars 1937. Les robinets à recrutements, fermés trois ans auparavant à la suite des décrets-lois Laval et de leurs conséquences commençaient à se rouvrir après un an de Front Populaire. Un concours fut annoncé pour quelques postes de "professeurs d'agriculture", nom donné à l'époque aux fonctionnaires des services agricoles départementaux. J'étais désireux d'assurer mes arrières avant d'investir dans un voyage en Tunisie : rien ne m'y était garanti et le seul billet AR en 4e classe sur le bateau coûtait, 75 francs (un repas suffisamment substantiel au restaurant de la Cité Universitaire, qui n'était pas subventionné, à l'époque, coûtait au minimum 5 francs). Je m'inscrivis donc, avec  six de mes camarades de promotion : mes notes de sortie étaient médiocres mais tout de même pas suffisamment pour m'interdire l'accès aux concours de l'administration. Nous passâmes, tous les sept, le mois d'Avril à préparer ce concours, sous les houlettes conjointes de Leroy pour la zootechnie et de Joseph pour l'agriculture. Leroy faisait cela parce qu'il estimait devoir le faire, Joseph parce qu'il trouvait amusant de pérorer devant un public limité et fortement motivé, ce qui le changeait des amphis de 1ère et 2ème années. Je crois qu'ils le firent bien tous les deux, ce qui doit expliquer, au moins en partie, que six d'entre nous furent reçus, alors qu'il n'y avait que sept places pour une vingtaine de candidats divers. Le jour de la proclamation des résultats, le jury délibérait dans la petite salle de la bibliothèque ; je devais être dans la grande salle voisine, dont la porte, donnant sur le pallier, s'ouvrait toutes les cinq minutes ou presque pour laisser passer la tête de N., m'interrogeant du regard. Finalement, les résultats furent annoncés, meilleurs pour moi que je ne l'espérais: je devais être 2e ou 3e. Je n'eus pas à attendre longtemps pour revoir N., dont je trouvais l'anxiété sympathique mais un peu inexplicable. Dès que je lui eu annoncé mon succès, il m'entraîna dans son bureau et me dit à peu près: "Un peu avant votre sortie de l'agro, voici bientôt deux ans, vous avez dit à Monsieur Lefèvre (sic) que mon cours vous avait conduit à décider de faire de la génétique. Je l'ai rencontré quelques jours plus tard et il m'a déclaré: "Il paraît qu'il y a un élève qui s'intéresse à votre enseignement. Malheureusement, c'est le fumiste de la promotion, Valdeyron." Comprenez-vous, maintenant, pourquoi il me tardait de connaître le résultat de votre concours ?"

                Je le compris d'autant plus facilement que je me souvins des reproches de Dumont ; je crois le comprendre, le temps ayant passé, beaucoup mieux encore. Le lendemain, Joseph me félicita, ne me ménageant pas les "Vous, Valdeyron, qui êtes un garçon qui...". Je pense sincèrement n'avoir pas mérité la jubilation que j'éprouvais, en l'écoutant, à me rappeler les révélations de N.. Encore ce dernier insista-t-il beaucoup, par la suite, pour corriger un détail : Joseph avait dit, paraît-il, "crétin" et non "fumiste". N. avait préféré me raconter la chose en l'adoucissant (?). Il fit bien : je ne sais si la promotion avait un crétin mais il aurait été difficile de démontrer que c'était moi. Par contre, si je n'en étais pas le fumiste (il y avait mieux), Joseph aurait été en droit de me reprocher le peu de sérieux que j'avais apporté à mes études ; "crétin" aurait empoisonné de rancune ce qui fut une satisfaction profonde, méritée ou pas.

                J'ai raconté cette histoire parce que je la trouve cocasse, bien sûr mais pour une autre raison aussi. De mon adhésion, N. me gardait, certainement, une véritable sympathie. Pourtant, la satisfaction qu'il éprouva à mon succès, si elle n'était donc pas seulement due à ce qui était pour lui une revanche sur Joseph, était tout de même surtout cela. Or, cette satisfaction, c'est la seule qu'il dût jamais à ce "fils spirituel", unique mais indubitable, que j'étais pour lui. Elle est très, très amère, la fierté de l'enseignant vieilli et dépassé, debout devant l'élève devenu adulte par l'age, le savoir et l'expérience, qui lui parle avec respect, sans doute, sans doute aussi avec affection mais dont l'autorité, désormais reconnue, le dépasse. Je l'ai ressentie déjà vieux et aussi légitimement que réglementairement considéré comme hors jeu. Pour N., ce stade fut atteint rapidement et, quelle qu'ait pu être la facilité avec laquelle il se jetait à lui-même de la poudre aux yeux, il dut en être vite conscient.

 

                Il cammino della vita.

                N. est né en 1892, sans doute à Paris. D’après V., son nom était répandu parmi les juifs russes.

                Il semble avoir appartenu à une famille traditionaliste. Je n'en juge guère, en fait, que par le deuxième prénom de Jacob, qui lui fut attribué à sa naissance et par le rabbin qui, 94 ans plus tard, présida à ses obsèques. Quant à ses idées personnelles, elles étaient celles d'un agnostique, autant que je puisse en savoir par le souvenir que m'avait laissé une conversation. Je suppose volontiers qu'à l'origine de cette position il y avait le "rationalisme" à la mode au début du siècle, modulé par le naïf et exubérant enthousiasme qu'il nourrissait pour la science.

                En 1905, son père, Léonide N., était "représentant de commerce" ou "négociant ". Il devait être à la tête d'une affaire assez importante, que sa femme continua à gérer après sa mort, en 1917, et qui assurait une aisance suffisante pour que les deux fils, N. et son frère puiné de 11 ans, Albert, aient pu entreprendre les études de leurs choix..

                N. paraît n'avoir jamais envisagé une succession dans les affaires. On voit mal pourquoi a priori. Il semble qu'il fut toujours désargenté. Plus précisément, le train de vie qu'il estimait normal pour lui et qui devait être celui auquel son jeune âge l'avait habitué, se situa, dès qu'apparurent les désastreuses conséquences de la guerre de I4-18 sur la situation financière de nombreux français, au dessus de ses revenus. En 1925, alors qu'il gagne 2500 francs par an (auxquels s'ajoute, il est vrai, une pension), sa correspondance avec sa femme parle de leur ménage comme comportant une domestique à plein temps et de la nécessité, probablement corrélative, de "vendre des valeurs".

                (A mon départ exploratoire pour la Tunisie, en 1937, il me conseilla de loger au Tunisia Palace, qui devait être l'hôtel le plus cher de la ville, alors que l'investissement de 75 francs dans un billet de bateau sur le pont était pour moi une difficulté. Vingt ans après, à mon retour à Paris, il me recommandait de réserver ma clientèle à un super-épicier du quartier de la Madeleine, Corselet, je crois. Il n'insistait nullement sur ces recommandations : pour lui, elles allaient de soi et il se contentait de m'informer. Cette façon de se situer au dessus des contingences monétaires était  évidemment en rapport étroit avec le fait qu'il accepta une situation d'agent de l'Etat mal payé en échange de la possibilité de se consacrer à l'activité de son choix. Il semble n'avoir eu aucune difficulté à faire jouer ses relations et sa connaissance du milieu pour procurer à son frère une situation, somme toute enviable, d’administrateur au Ministère de l’Agriculture. Suivre la même trajectoire à son propre profit lui aurait-il paru trahir son idéal? Cette possible fidélité à un projet qu'il dut formuler dès l'année qui  suivit son bachot fut-elle facilitée par un certain type d'indifférence à l'égard de l'argent ou, à l'inverse, était-il décidé, dès le départ, à subir les conséquences financières -- dont il était facile de prévoir qu'elles seraient défavorables, surtout compte tenu de ses goûts et de ses habitudes -- de ses options intellectuelles? Je ne peux pas m'empêcher de donner un certain poids à cette deuxième hypothèse et c'est l'une  des raisons que j'ai d'admettre que cet homme, qui est intervenu si efficacement mais, sans doute, fortuitement dans ma vocation et ma carrière, n'était tout de même pas, sur le plan intellectuel, tout à fait n'importe qui.

                Georges Jacob N. entre au Collège  Municipal Chaptal, en 5e, au 1er trimestre 1904-05. Les archives de l'établissement sont très complètes et le Proviseur fort aimable. Je lui dois de posséder la photocopie des feuilles de notes de l'élève N.

                Au départ, il est classé comme un excellent sujet. Très rapidement, toutefois, les appréciations trimestrielles deviennent critiques. Les places de composition, qui sont et resteront toujours très bonnes en Anglais, sont, pour le reste, celles d'un élève irrégulier, surtout en ce qui concerne les mathématiques. La dernière appréciation du 1er cycle, au 3e trimestre 1906-07, me paraît particulièrement intéressante - sans doute parce qu'elle conforte des idées reçues mais enfin... - : "Cet élève a travaillé mais sa lenteur, son esprit brouillon et réfractaire à la règle commune nuisent à son progrès et à ses succès". J'imagine une réunion des élèves qui ont eu, vers 1935 et vers 1947, les cours de N. à l'agro ; cela ferait quelques centaines d'assistants, fantômes compris ; la lecture de cette appréciation ne manquerait pas d'y soulever un murmure de stupéfaction admirative...

                N. aborde donc le 2e cycle, à un âge normal - quinze ans et demi - au 1er trimestre 1907-08, dans la classe de seconde D (Sciences Langues). L'effectif y est stable, de l'ordre de 33 élèves. L'Allemand s'est ajouté à l'Anglais, qui est toujours le point fort. Pour le reste, surtout pour les mathématiques, les résultats sont souvent médiocres et on retrouve, dans les appréciations, les adjectifs "irrégulier" et "brouillon". L'obstacle du premier bachot paraît pourtant avoir été franchi sans encombre: il s'agit donc tout de même, tout compte fait, d'un élève "moyen".

                La classe de terminale ne comportait alors -- et n'a comporté pendant plus de trente ans encore -- que deux options : maths éléms et philo. N. choisit philo, comme le font quelques littéraires impénitents se destinant à la khâgne, les élèves trop faibles en mathématiques pour l'autre voie et la masse de ceux qui sont bien décidés à ne plus se fatiguer pour leurs études après le second bachot. N. fait manifestement partie de la deuxième catégorie. Il confirme son peu d'aptitude pour les sciences exactes et d'incontestables dispositions pour les langues ; ses résultats n'indiquent rien de spécialement brillant pour les matières dans lesquelles le futur naturaliste quelque peu philosophe qu'il doit devenir doit se spécialiser. Sans doute obtient-il, à la fin de l'année 1909-10, le bachot philo qui l'accompagnera, en 1912, à son entrée à l'INA.

                Nanti de ce diplôme, il consacre l'année 1910-11 à un essai d'enseignement dans un établissement libre. Il retrouve Chaptal pour 1911-12. Il est alors inscrit au "cours de 7e année, 3e section - Agro". Ceci veut probablement dire que cette « prépa » était jumelée avec une classe de maths éléms,  comme il était d’usage alors. Les cours de mathématiques étaient communs avec les élèves préparant le bachot. Quand le professeur voulait donner à ces derniers une occasion de se reposer en riant un peu, il envoyait un « agro » au tableau. Les élèves réguliers pouvaient d’ailleurs, en même temps que le bachot, présenter le concours de l’INA. Ils avaient d’excellentes chances.

                C'était une classe de 28 élèves. Les bulletins de notes de N. indiquent des places moyennes en histoire naturelle mais toujours médiocres en maths et en physique, avec des appréciations d'ensemble défavorables. N. fut cependant reçu 66e sur 83 élèves admis. Pour une bonne dizaine d'années encore, il a dû s'agir d'un concours facile. Trente ans avant, on entrait à l’ ‘agro sans concours.

                A la sortie de l'agro, le classement de N. est médiocre. Cela pourrait tenir à une note de stage exceptionnellement basse, pour laquelle je n'ai pas d'explication - peut-être la conséquence de quelque nouveau "refus de se soumettre à la règle commune". Cela n'a pas grande importance. Le classement de sortie de l'agro n'a jamais fait que déterminer la limite de la botte.

                Tout souci fut épargné à N. dans l'immédiat. Il fut mobilisé et expédié au front, du coté de Verdun, où il reçut, en 1915, au voisinage du poumon, l'éclat d'obus dont il mourut, semble-t-il, 71 ans après : si on tient compte des ennuis qu'il lui attribuait, on peut supposer que, sans lui, il aurait pu conserver pendant de nombreuses années encore l'indestructibilité qui faisait l'admiration de ceux qui l'ont connu dans ses vieux jours. En compensation, sa blessure le mit à l'abri de nouvelle mésaventures militaires : il fut versé dans l'Intendance et pensionné - mais non décoré. Là, pas plus qu'ailleurs, la gloire ne fut au rendez-vous, sans que nous puissions, faute d'éléments, en tirer quelque appréciation que ce soit.  Il aurait rendu cependant, dans sa nouvelle affectation, d'éminents services dans le domaine du contrôle et de l'analyse des produits alimentaires - ce qui pourrait être en rapport avec certains aspects de sa carrière scientifique, tels qu'ils apparaissent particulièrement dans les "Graines Oléagineuses", son testament scientifique..

                En 1917, les dispositions prises en faveur des étudiants versés dans les services auxiliaires pour séquelles de blessures de guerre lui permirent d'entrer, avec une bourse de 3e année, à ce qui était, depuis 1902, l'Ecole Supérieure d'Agriculture Coloniale. Celle-ci, créée sous le nom de Jardin Colonial, à Nogent sur Marne, en 1899, était devenue, en changeant de nom, une école d'application qui accueillait, avec les élèves diplômés de l'INA, ceux des E.N.A., de l'E.N.H. etc.. Cela lui donnait immédiatement beaucoup plus d'allure. Il serait fastidieux d'énumérer les avatars ultérieurs de sa désignation et de son statut détaillé; je l'appellerai seulement Nogent, même si elle a été, en cette fin de siècle, transférée à Montpellier. N. appartint à la promotion 1917-18, dont il fut le seul élève et le seul diplômé - en tant qu'Ingénieur d'Agronomie Coloniale : l'Ecole ne devait reprendre son fonctionnement qu'à la fin des hostilités. Sa scolarité fut constituée par l'enseignement de la Botanique Coloniale de la Faculté des Sciences (i.e. la Sorbonne) et par sa participation aux recherches du Service de l'Utilisation des Produits Coloniaux pour la Défense Nationale créé par Prudhomme, le Directeur d'alors de Nogent. Je suppose qu'en cette époque de pénurie de main d'oeuvre civile à tous les échelons de la hiérarchie sociale, son application, les beaux dessins dont il devait garnir ses cahiers, sans doute aussi un enthousiasme croissant pour les grandeurs de la science et pour ceux qui la représentaient dignement à ses yeux attirèrent sur lui la bienveillance de l'administration qui en fit, le 9 Novembre 1917 (de façon manifestement rétroactive, par conséquent) un "Préparateur Assistant" à Nogent. Il y dirigea, pendant les années qui suivirent, les travaux pratiques concernant les Matières Premières d'Origine Végétale.

                Vers 1925, c'est sa raison sociale. Il a 33 ans. Parmi ses élèves, Séguéla en garde un bon souvenir. Cela ne semble pas exceptionnel : la qualité des documents qu'il prépare pour ses interventions est particulièrement appréciée (il s'agit de dessins d'après des modèles choisis avec soin et recopiés avec plus de soin encore). Il aurait pourtant été mal vu de la majorité des étudiants à cause de son habitude d'arriver en retard aux exercices, ce qui pourrait être aussi à l'origine de ses mauvaises relations avec Prudhomme : après une demi-heure d'attente, la salle se vidait et Séguéla restait à peu près seul. Il en résulta, entre eux, une certaine convivialité, qui se poursuivit à Paris, où N. avait réussi à prendre pied à l'agro, on ne sait trop à quel titre.

                Il fréquente beaucoup l'Université, par désir de compléter sa formation, sans doute aussi par espoir d'y décrocher quelque bourse, premier pas vers la passionnante mais aussi rémunératrice carrière dont il rêve. C'est aussi une manière d'alimenter l'admiration qu'il voue à la Science, avec un grand S.

                Il s’y marie. Ninette, sa condisciple (?) à la Sorbonne - ou, peut-être, au Collège de France - est séduite. C’est fort compréhensible : il est grand, bien découplé; il a une magnifique paire de moustaches. Ninette, la chose est sûre, fut tendrement aimée. Il me serait difficile de rapporter ici  ce que j’ai pu savoir sur le premier ménage de N.. Je dirai seulement en avoir retenu que la première Mme N. était une personne qui ne vouait pas à la biologie un intérêt excluant toute autre référence. D’où la scène, qui m'a été rapportée par N. lui-même (et, sans doute, suis-je loin d'être le seul qui reçut cette confidence) au cours de laquelle fut prononcé le "Tu nous emmerdes avec ta science!..." qui peut servir à la fois de résumé et de conclusion à ce qui fut, de toute évidence, une erreur matrimoniale douloureuse. Le divorce dut intervenir vers la fin des années 30.

                En 1948, N. se remaria avec Cécile, qui lui survécut  Ce deuxième mariage fut, si j'ai bien compris, une B.A.; il s'agissait d'une personne très infortunée, à la santé fragile. Cela se traduisit, pour N., par de nombreuses difficultés supplémentaires, dont il se plaignait beaucoup. Lors de son opération de la prostate, vers 1975, je crois, j'allais le voir, convalescent, à Nogent-sur-Marne. C'est à cette occasion que je rencontrai la deuxième Mme N.. Elle ne me parut pas antipathique.

                De la position stratégique qu'il avait trouvée, je ne sais comment, vers 1926, à l'agro, N. se fit un nom grâce à l'association des Anciens Elèves de l'agro. Celle-ci abritait alors en son sein deux cercles d'études : le groupe des "Agros Praticiens de la Terre" fut fondé en 1924 et le groupe des "Agros Techniciens des Sciences Appliquées à l'Agriculture" se lança sur ses traces en 1926. Dès 1927, les comptes-rendus de ce dernier groupe sont émaillés d'interventions de N., qui en fut élu sans discussion Secrétaire Général trois ans après.

                En 1927, l'organisation d'une visite du centre de Nogent puis le compte-rendu qu'il en fit le mirent sur le chemin d'une vaste intervention devant les Agros Techniciens. Il y developpa ses idées sur ce qu'aurait dû être l'enseignement à l'agro. D'une ambition qui traduisait son manque de sens des réalités, son projet se faisait remarquer, en outre, par une insistance constante sur l'importance des sciences fondamentales et la nécessité d'une formation fondée sur la recherche désintéressée. Les critiques qu'il en récolta montrèrent, du moins, que le débat devait avoir lieu.

                D'une lettre datée du 27 Juillet 1980, j'extrais le passage suivant, destiné à répondre à une question que je lui avais posée concernant l'histoire de la chaire de génétique à l'agro.

                "De mon temps, c'était Schribaux qui, seul, nous apportait les données relatives à l'hérédité, avec références à l'appui (telle: "Le Perfectionnement des Plantes", de Blaringhem) sans, d'ailleurs que le terme "génétique" soit prononcé. Mais Johannssen (qui venait de paraître), Nilsson-Ehle, étaient abondamment cités. Et avec quelle conviction passionnée!...Quelques années plus tard, (environ 1920, sans doute, ndlr) on a cru devoir charger Guérin, de la Faculté de Pharmacie, de faire un enseignement de génétique, conjointement avec son cours de botanique. Au témoignage de ses élèves, c'était terne au possible. Le contre-pied de Schribaux. D'ailleurs, la génétique était tout à fait étrangère aux travaux et enseignements de Guérin (très honnête botaniste, d'ailleurs). En 1927, au groupe des Agros Techniciens, j'ai eu l'occasion de faire des exposés relatifs aux enseignements de l'agro - disciplines en cause et modalités de l'enseignement. Quelques années après, ayant été présenté à Rabaté - alors Inspecteur Général de l'Agriculture et Commissaire du gouvernement au Sénat (il était également responsable du C.N.R.A. de Versailles en qualité de directeur scientifique ; Ménneret - I.N.A. 1920 - lui était adjoint en qualité de directeur  administratif, Ducomet en tant que conseiller scientifique) - j'ai eu la surprise du propos suivant: "J'ai lu avec un vif intérêt vos conceptions relatives à l'enseignement à l'Agro. J'en ai médité l'esprit et je me propose de les mettre en oeuvre...dès que je prendrai mes fonctions de Directeur de l'I.N.A.".  Ceci se passait vers la fin de 1929. Rabaté devint directeur en 1930 et, aussitôt, il se mit à l'oeuvre pour la création d'une grande chaire de "Biologie Végétale" dotée de 50 leçons d'une heure et quart et d'une station annexe du même nom de l'I.N.R.A. (sic) . Cela ne fut pas chose aisée (tentative d'obstruction de la part de Fron, professeur de Pathologie Végétale et d'autres enseignants d'alors). Quelques temps après, Rabaté m'appelle au téléphone: "Mr. N., j'ai le plaisir de vous faire connaître le fait suivant : j'ai réussi à faire créer une chaire de Biologie Végétale conforme à vos suggestions, exposées aux anciens élèves et je serais heureux de vous y voir...(1930)." (Fin de citation).

                Sans doute n'en fallait-il pas plus à N. pour se convaincre, par la suite, qu'il était à l'origine de l'enseignement de la génétique à l'INA. Sa lettre tendait à me faire partager cette conviction et y parvint, dans une assez large mesure. La lecture des textes de ses communications aux Agros Techniciens, toutefois, ne la conforte guère. L'insistance y est mise, je l'ai dit, sur l'importance de l'enseignement des sciences fondamentales pour la formation de l'ingénieur. Il est bien difficile d'y faire la part du rêve qu'il nourrissait de ses contacts avec les bancs de l'université et d'une intuition originale - une fois considérée l'absence de toute analyse sérieuse des propositions présentées. En fait, il ne s'agit guère que de généralités et de constructions gratuites. Je fis cette lecture lors d'un séjour à Paris, en automne 1989 et en retirai une désillusion assez amère : ma reconnaissance - bien normale - envers N. m'avait amené à perdre mon sens critique et mon temps, par la même occasion.

                En fait, rien ne permet de penser que N. se soit intéressé à la génétique avant 1930. Schribaux lui en avait dévoilé d'importants aspects "sans que le terme soit prononcé" - la remarque est, ici, importante. Le plus vraisemblable est que Rabaté avait besoin d'un adjoint au futur professeur de biologie végétale (peut-être Ducomet avait-il posé un minimum de conditions à sa participation). Il le désirait sûrement doté d'un minimum d'enthousiasme pour une science fondamentale encore mal définie, à enseigner dans un milieu plutôt hostile. Il fallait aussi qu'il fut décidé à se contenter d'un salaire fort maigre: les traitements des enseignants des écoles d'agronomie étaient alors loin d'être alignés sur ceux de leurs collègues des universités, comme ils le furent plus tard. A Nogent, en 1925, N. gagnait, on l'a vu, 2500 francs par an et lorgnait avec envie les bourses de thèses à 9000 francs par an renouvelables trois ans qu'il voyait distribuer à la Sorbonne. Il remplissait donc la seconde condition, celle de la modestie des ambitions financières. Ses interventions aux Agros Techniciens permettaient de penser qu'il remplissait aussi la première, qu’il avait le nécessaire enthousiasme. Il n'y avait pas à se montrer trop tâtillon sur une spécialisation plus ou moins poussée en génétique. Sans doute Rabaté ne savait-il pas lui-même, en termes de programme précis, ce qu'il entendait par Biologie Végétale ; la situation était assez comparable, somme toute, à ce qui s'était passé pour "la mathématique" à l'X, au cours du siècle précédent. Sans doute Rabaté comptait-il sur Ducomet pour apporter les précisions nécessaires ; s'il en fut bien ainsi, le calcul se révéla judicieux.

                Rabaté, qui avait fait une grande carrière de bureaucrate, entendait mettre son expérience de l'administration au service de son projet, qui était de donner à la science la place qu'il estimait devoir être la sienne dans la formation agronomique. Il s'intéressait, lui-même, à des questions scientifiques. Devenu directeur de l'agro, il fit aménager, dans les locaux de l'Administration, près de la pièce où se trouva plus tard, vers 1970, le bureau du Concours, un laboratoire. Il y installa un préparateur, Fleckinger (qui, en 1937, m'apprit à compter les chromosomes, à Versailles). N. n'est pas le seul à m'avoir rapporté le fait, cas unique, à ma connaissance, où un responsable, à un niveau élevé, d'une institution importante, transfère, des moyens d'administration à un programme scientifique. J'ai vu, par contre, la transformation  s'opérer fréquemment, sinon constamment, en sens inverse.

                Rabaté eut-il vécu, il se serait entouré de collaborateurs de son type. Peut-être se serait-il trouvé, parmi eux, un successeur. L'INA aurait alors pu devenir, pour la France, le phare de la biologie moderne - pure ou appliquée : je trouve au mot "biotechnologie" l'odeur non plus de bouse mais de renfermé - que les polytechniciens pourraient bien être en train d'édifier, sans que personne puisse vraiment songer à le faire à leur place.

                Rabaté ne vécut pas. Son intérêt pour la biologie l'entraîna à aller récolter des algues sur la côte normande et à s'y noyer, au cours de l'été 1931. Quant à Ducomet, il semble que, dès 1933, son état de santé l'ait empêché d'enseigner. Une congestion cérébrale mit définitivement fin à sa carrière de professeur en 1934. Les circonstances étaient alors devenues favorables à un retour à la médiocrité, c'est-à-dire à la normale en ce qui concerne la qualité des études à l'INA. Rabaté disparu et remplacé par Alquier (chercheur scientifique méritant, paraît-il, il fut un directeur simplement médiocre) puis par Jean Lefèvre, dont les préoccupations étaient fort différentes, la personnalité aussi vaste que vide de Joseph étendit son emprise sur la maison pour un quart de siècle.

                En fin 1931, N. avait passé un concours pour le poste de "Préparateur Assistant" dont Rabaté pensait faire le premier élément d'appui pour le professesur de la nouvelle chaire. Il y avait été reçu contre un autre candidat, apparemment sérieux et fut nommé "Préparateur Répétiteur" de la chaire de Biologie Végétale en date du 16 Janvier 1932. Devant l'indisponibilité de Ducomet, la Direction de l'Agriculture le chargea de le suppléer, ce qu'il pourrait avoir fait à partir de 1933, donc de la promotion précédant la mienne : j'ai eu son enseignement en 1ère année au printemps 1934, en 2ème année un an plus tard.

                Ducomet disparu, sa chaire fut mise au concours, en 1936, sous le nom de chaire de Génétique. C'était, je crois, une première, au Journal Officiel pour le moins : autant que je sache, le mot n'avait jamais été utilisé en France pour désigner l'intitulé administratif d'un enseignement. Sans doute était-ce là une prise de conscience. Peut-être aussi un consensus s'était-il dégagé pour favoriser le recrutement de Boeuf. Celui-ci était allé, en 1898, à 24 ans, enseigner la botanique à l'E.C.A.T., après avoir hésité entre cette science et le machinisme agricole, paraît-il. Ce n'était pas un enseignant; je crois que ses cours étaient ennuyeux, pour lui-même comme pour ses élèves. Il enseignait parce que c'était, à l'époque, le seul moyen de faire de la recherche désintéressée et il devait avoir la passion de ce type d'activité. Il y joignait des qualités d'application sans doute développées par sa formation d'instituteur et une remarquable suite dans les idées, encore plus spécifiquement utile pour ce qu'il voulait faire. Il organisa, à l'école de Tunis, une station d'expérimentation agricole qui lui permit de démontrer à l'administration et, surtout, à la toute puissante colonie agricole française la nécessité de lui donner les moyens d'aller plus loin. Créé sur le papier en 1913, le S.B.A.T. ne prit vraiment son essor qu'après la guerre mais ce fut une indiscutable réussite, qui valut à Boeuf d'être connu, à un niveau non moins indiscutablement international, comme généticien. Personne ne songea à lui contester ce titre, peu revendiqué alors, à vrai dire. Consciencieux, il joua le jeu - qui ne devait pas l'amuser beaucoup -- écrivit un gros traité et passa une thèse. C'était alors bien plus difficile que maintenant, pour une "pièce rapportée". La thèse n'était pas drôle mais je l'ai trouvée à Topeka, Kansas, dans la bibliothèque de Waldron, qui paraissait la considérer comme une bible (j'ai heureusement pu montrer à  Waldron, en bonne place au milieu du volume, une référence significative à l'un de ses principaux travaux). Dans un tel contexte, Boeuf ne pouvait que conserver à l'E.C.A.T., à la vacation, un enseignement dit de génétique. A son départ, en 1936, Chabrolin, qui lui avait succédé comme professeur de botanique à l'école, lui succéda encore au S.B.A.T. et reprit tout naturellement son cours de génétique. Comme il était, lui, enseignant autant que chercheur, il eut, en 1942, un de ces réflexes de rejet que tout enseignant a connu et me "refila" cette charge, ce qui m'enchanta et me donna l'occasion de consulter le Cahier de Cours de l’administration. Le cours de Boeuf s'intitulait, si j'ai bonne mémoire, quelque chose comme "Génétique, Phytotechnie et Botanique appliquée". "Génétique", en tous cas, y figurait incontestablement et, comme le premier cours devait avoir eu lieu en 1920 ou 1921, c'était probablement, une quinzaine d'années avant la première française, une première francophone.

                En 1936, Boeuf eut 60 ans, ce qui devait être l'âge de la retraite pour l'administration dite beylicale. (On ne saura bientôt plus que la Tunisie était alors un royaume, dont le bey était le "possesseur" - sous protectorat). Il fut lâché par les agriculteurs français, qui ne devaient pas le trouver assez souple. La Direction des Affaires Economiques, dont dépendait – officiellement -- le S.B.A.T., dûment chapitrée, je suppose, dut s'abstenir de faire les efforts qui auraient été nécessaires pour maintenir Boeuf en fonctions. Ce fut une excellente chose pour tout le monde et le départ d'une nouvelle carrière de plus de vingt ans pour l’intéressé. Boeuf, à Paris, fut un professeur tout aussi ennuyeux qu'à Tunis. Il contribua pour une part majeure à l'organisation de l'O.R.S.T.O.M. et fut un membre sagace de l'Académie d'Agriculture, qu'il présida avec autorité et bonheur.

                A l'agro, la réussite de Boeuf au S.B.A.T. avait probablement été montée en épingle par Schribaux, devenu académicien en 1935, juste à temps pour en faire l'homme de la situation. Joseph, déjà puissant, prit le train en marche, autant que puisse me l'indiquer le souvenir d'une conversation que je date de 1937. Peut-être avait-il déjà fait ses calculs en vue d'une succession dans une discipline dont il était plus difficile que pour l'agriculture d'expliquer en quoi elle consistait mais qu'il devait commencer à trouver plus décorative. Ceci pourrait expliquer qu'il sut manoeuvrer pour ne pas avoir contre lui Schribaux, lequel le tenait pour un bavard sans intérêt, sinon pour un cancre -- ce que Joseph savait.

                N. fut candidat contre Boeuf, en toute modestie. Il ne comptait pas le moins du monde être classé premier au concours mais "prendre rang". Il y trouva le prétexte d'un voyage en Tunisie, où il retrouva Séguéla, comme pilote, cette fois. Boeuf une fois nommé, il semble avoir assez paisiblement attendu qu'une mise à la retraite en tous points réglementaire vienne lui fournir, en 1946, une nouvelle occasion de faire surface. Il dut consacrer ces dix années à assister à d'innombrables congrès, réunions et colloques de toutes sortes. Il y acquit une solide réputation d'enquiquineur auprès des présidents de séances : ses interventions étaient toujours longues, surtout relatives à des questions de vocabulaire mais assez marginales par rapport aux sujets traités ; il tenait absolument à les faire figurer dans les comptes-rendus dans la forme qu'il estimait avoir utilisée, ce qui devait se traduire par de nombreux va-et-vient des épreuves d'imprimerie des dits comptes-rendus. Il devint aussi, au cours de cette période, grand (?) spécialiste de la normalisation biologique. Je ne sais pas, au juste, ce que c'est que la normalisation biologique. Il y était venu, si je me souviens bien de nos conversations d'après ma sortie de l'agro, par la voie de cette idée simple et, somme toute, logique que l'emploi des lignées pures facilite la présentation des produits agricoles en catégories bien définies (en dimension, par exemple mais aussi en composition chimique etc.). Il en déduisait qu'en dehors de la lignée sexuée, totalement homozygote, il n'y avait pas de progrès possible et m'en avait facilement convaincu. Chabrolin, par la suite, dut me faire remarquer que les clones avaient les mêmes vertus homogénéisantes sans présenter les mêmes difficultés d'obtention (sans parler d'autres difficultés, liées à l'homozygotie même et dont on parlait encore peu, entre généticiens ou prétendus tels, comme rien moins qu’éléments fondateurs du racisme hitlérien). J'eus beaucoup de mal à faire partager cette opinion à N. lorsqu'il vint en Tunisie avec les élèves, en 1938. Il conclut la conversation en disant tout bas: "Mais alors, nous ne le dirons pas, n'est-ce pas?"

                Lorsque Boeuf prit sa retraite - française, cette fois, en 1946 - deux ans furent nécessaires pour organiser son remplacement. L'époque ignorait le puissant aiguillon que constitue, depuis la fusion des corps enseignants de l'INA et de Grignon, la crainte de voir l'administration centrale mettre la main sur un poste vacant. N. fut donc, une nouvelle fois, chargé de l'interim. J'en eus des échos par Boby Chabrolin, alors élève et par Legay, plus ancien mais qui, de retour de Tunisie où il avait effectué un stage chez nous, savait mes relations avec N., auprès de qui il faisait un autre stage. Legay me fit même assister au cours final suivi de l'"enterrement" alors traditionnel. (Je me trouvais par hasard à Paris à ce moment). Je ne compris rien au cours, ce que j'attribuai, en toute sincérité, au fait que je n'étais plus "dans la course". De l'enterrement, je retins que les élèves avaient de N. l'impression même que nous avions de lui douze ans auparavant mais qu'ils le disaient avec beaucoup plus d'esprit.

                En 1948, enfin, eut lieu un concours pour le remplacement de Boeuf. Il opposa, comme prévu, N. et Joseph: tous deux attendaient leur heure depuis dix ans pour le premier, sans doute guère moins pour l'autre. Ils l'attendaient, toutefois, à partir de bases de départ fort inégales: N. à peu près définitivement ridiculisé, Joseph au faîte de sa puissance. Tous les témoins sont d'accord : au moins pour ce qui est de l'épreuve de la conférence (sur le sujet de l'"hétérosis"), Joseph fut lamentable, N., pour une fois, brillant. Sans doute aurait-il enlevé le morceau sans l'épreuve de soutenance de programme. Non que Joseph s'y racheta mais N., invité à résumer un peu ses positions pour tenir compte du temps de parole réglementaire, s'y refusa au nom de la fidélité à ses principes scientifiques et finit par quitter la salle en se prenant les pieds dans le fil du téléphone. Cuénot était membre du jury, comme il l’avait été douze ans avant pour Boeuf, combattant, exceptionnellement, en généticien à visage découvert. Il n'était pas de ceux à qui on aurait pu faire prendre pour des lanternes les vessies gonflées par Joseph  et voulait faire recommencer le concours. Cela aurait été honnête, logique, courageux et inefficace.

                Des consolations un peu lâches furent prodiguées à N.. Ainsi, Margarit, au lieu de lui faire regretter son intransigeance, ce qui aurait encore pu lui être utile, n'hésita pas à mettre en cause devant lui, de façon parfaitement injustifiée, l'impartialité du jury. N. en retint ce qui lui fut une des raisons qu'il eut de continuer à vivre pendant près de quarante ans: la haine pour Joseph et la fraction d'humanité que Joseph, jusqu'à sa mort, en 1955, devait piloter sans partage à l'agro. N. l'appelait sa "clique" et il y rangeait nombre de ceux de ses collègues qui, pour un raison ou pour une autre, ne le confortèrent pas dans la conviction qu'il avait été la victime d'un complot.

                Après la mort de Joseph, c'est Heslot qui fut chargé de l'interim mais non d’atténuer l'effet que cela dut produire à celui qui l'avait exercé par deux fois - sans démériter, somme toute. Ce fut, de la part de Joseph, une muflerie posthume.

                N., toujours resté assistant jusque là, fut nommé chef de travaux (i.e. maître-assistant, dans la terminologie d'alors). Je pense que cette promotion fut facilitée par le scandale de la nullité de la conférence de Joseph au concours autant que par l'amitié de quelques enseignants et par le simple sens de la justice. Sur le plan de la pédagogie, elle ne s'imposait ni plus ni moins que bien des dispositions prises en vue de gérer le corps enseignant de l'INA en particulier et, autant que je sache, des grandes écoles en général. Comme il n'était pas question de placer les deux ex-contestants dans la même hiérarchie, N. fut établi dans sa spécialité, la  Normalisation Biologique. Il eut donc son service, dont il était le chef et, du reste, le seul membre. Je ne sais pas s'il dispensa jamais un enseignement. S'il le fit, il ne semble pas qu'il en soit resté des traces perceptibles. Il dut avoir, pour imposer la réalité de cette nouvelle matière, des difficultés auxquelles doit se rapporter le "On lui a jeté un os..." qui fit assigner à Viennot-Bourgin une place de choix parmi les membres de la "clique".

                Le concours pour la succession de Joseph fut ouvert en fin 1956. Ce fut, pour N., le troisième concours de professeur. Je fus reçu premier, Heslot et Bilquez seconds ex-aequo. N. ne fut pas classé. Sa conférence avait été inaudible, m'a-t-on dit. Ceci me permit du moins de lui donner une explication honorable de son échec, un échec qu'il ressentit sans doute moins du fait que son vainqueur se définissait comme sonélève..

                Le résultat n'en avait pas moins pour effet de mettre un terme à sa carrière de fonctionnaire: il allait avoir 65 ans et n'aurait pu la prolonger (de cinq ans, à cette époque) que s'il avait été élevé au grade magistral. Aux autres déceptions s'ajoutait celle de voir ses revenus, toujours insuffisants eu égard aux besoins qu'entraînaient sa santé, celle de sa femme, ses habitudes etc. etc. baisser au lieu d'augmenter.

                Commence alors le quart de siècle, celui-là même de ma carrière de professeur à l'agro, au cours duquel on le vit, diminuant de taille d'année en année (ses moustaches, elles, avaient été en grande partie rognées depuis longtemps) mais toujours trimballant ses deux énormes serviettes, déambuler dans les couloirs de l'école, sur le chemin de sa "turne" ou de l'un des différents autres endroits où il extorquait aux directeurs successifs l'autorisation d'entreposer son "immense documentation". Toute personne venant en sens inverse, si elle n'avait pas été rangée parmi les membres de la "clique" (encore cette condition n'était-elle pas absolument obligatoire ; je crois,  sans ironie aucune, qu'il était magnanime) était alors en danger d'être bloquée pour un temps indéterminé mais fort long : il en fallait beaucoup pour énumérer les difficultés de santé et les avanies subies de la part de collègues ennemis ou de fournisseurs malhonnêtes avant d'aborder, s'il s'agissait d'un interlocuteur doté d'une conscience scientifique, les critiques contre l'indifférence coupable des pouvoirs publics à l'égard des promesses de la botanique tropicale et des possibilités qu'elle offrait d'alimenter en protéines dûment pourvues des acides aminés voulus les populations du tiers monde ; le ton allait alors "crescendo", en contraste avec les confidences mélancoliques du début de la conversation ; restait cependant constante l'importance de tout ce qui le concernait, ses malheurs domestiques comme ce qui ressortait de sa spécialité. Je pense que l'impression de "survoltage" qui en résultait faisait que sa vie apparaissait encore plus malheureuse qu'elle ne l'était en réalité.

                Il rencontrait dans les couloirs, finalement, beaucoup de ces auditeurs de bonne volonté, capables de sacrifier un quart d'heure pour cette aumône d'attention. Pour moi et quelques autres, ces confidences duraient plus longtemps et ne se situaient pas dans les couloirs. Il y avait, presque toujours, rendez-vous en bonne et due forme. La conversation, toutefois, suivait à peu près le même schéma, évoluant, toujours en augmentant l'expression, jusqu'à des "sforzandi" atteignant le niveau de l'explosion vocale, synchronisée avec un énorme coup de poing sur la table. Lorsqu'elle le voyait entrer dans mon bureau, Roseline m'appelait rapidement au téléphone pour me rappeler quelque obligation imaginaire.

                J’ai pu alors le regretter. Il évoquait parfois des souvenirs intéressants et, si j'avais su le questionner, je disposerais sans doute maintenant de plus de substance pour nourrir ce chapitre. Ce n'est  pas tout. J'ai parlé d'aumône et la charge de bigoterie hypocrite de ce mot masque une réalité moins décevante. Ceux qui prenaient sur leur temps pour écouter N. en réfrénant leur impatience obéissaient, je pense, à un désir de véritable solidarité.  Ils le faisaient par bonté à l'égard de quelqu'un à qui, sans doute, on n'a jamais pu reprocher d'être méchant.

                Parmi ces bons samaritains, je range Rb, sans qui N. n'aurait pas eu la grande joie qui marqua les douze premières années de sa retraite : la préparation et la sortie de son ouvrage: "Graines oléagineuses et problèmes alimentaires", paru dans les Annales de l'INA en 1969.

                Le texte auquel se rapporte le titre occupe 165 pages sur les 540 qui composent le volume. Encore faut-il en retirer de copieux renvois en bas de pages, qui pourraient ainsi justement s'ajouter à la préface, à l'avant propos, aux notes annexes et appositions diverses. On apprend, dans ces codicilles innombrables (j'ai pesé l'adjectif) que Demarly a utilisé - mirabile dictu - le calcul matriciel dans sa thèse et pourquoi Mendeleev s'écrit avec un v plutôt qu'avec un f, ainsi que beaucoup d'autres choses qui ont en commun entre elles et avec les précédentes qu'on voit mal, a priori, le rapport qu'elles ont avec les graines oléagineuses.

                C'est, bien sûr, une étude bibliographique. N. n'a jamais fait d'autre travail que lire et écrire. Quand on cherche un qualificatif pour une bibliographie, on trouve, suivant les cas, "exhaustive", "raisonnée", "critique" etc.. On pourrait dire de celle-ci qu'elle est "laudative". Tout ouvrage signalé y est, avec quelques variations dans les hyperboles, magistral ; il est toujours dû à un spécialiste éminent, traitant d'un problème extrêmement délicat.

            Le reproche essentiel que l'on peut faire à l'ouvrage est, je pense, que l'auteur, en l'écrivant, n'a jamais pensé au lecteur. Jamais, sans doute, le reproche adressé à l'élève N. par son professeur de Chaptal - ne pas savoir se plier à la règle commune - ne s'est trouvé davantage justifié.

                Je ne suis nullement compétent en matière de graines alimentaires et je ne peux pas affirmer que le livre de N. n'avait pas , en 1969, son intérêt. Un ami très estimé, spécialiste en Alimentation, m’a dit « y avoir appris des choses. Je pense que les gens qui l'ont eu en mains l'ont, en général, feuilleté, en s'amusant parfois d'une notation non exempte d'un certain pittoresque ou même en notant une information qui leur était passée inaperçue mais qu'ils l'ont vite refermé comme pratiquement inutilisable. Je n'en suis pas sûr. Je sais seulement que je reçus un jour un coup de téléphone d'André Vernet. C'était dix ou douze ans après la parution de l'ouvrage, vers 1980, avant notre commune retraite: N. vivait encore. Vernet venait de trouver, préparé pour l'enlèvement par le camion poubelle, un tas de quelques centaines de "Graines oléagineuses et problèmes alimentaires". Pieusement, il l'avait fait monter dans son labo.

                Piété, amitié. Piété de Vernet, à l'agnosticisme fleuri de vertus évangéliques. Amitié de Rb. Sans Rb, il n'y avait pas de livre, je l'ai dit : il fallait engager les crédits relativement importants nécessités par l'édition ; il fallait surtout obliger N. à prendre en compte les contraintes de l'impression : respecter les délais, en refusant, au besoin, d'introduire dans le texte les modifications jugées, sur le tard, indispensables etc..

                Rb ne ménagea ni l'argent, ni les efforts. Sans doute l'argent était-il celui de son budget. J'imagine qu'il lui coûta autant sinon plus que les efforts. Il avait assez d'éléments pour penser que la rentabilité de l'entreprise, sur le plan de la diffusion de l'information scientifique, était, pour le moins, faible. Il lui fallait donc peser les crédits à engager en d'autres termes : il s'agissaait du financement d'un geste d'humanité bien difficile à comptabiliser. La carrière de N. avait été toute de dévouement (maladroit, certes, mais indubitable) au service de l'enseignement de la science. Cela méritait d'aller au delà de calculs budgétaires et de la logique, voire même de la seule justice qu'avait été la nomination au grade de chef de travaux après le concours de 1948. Un peu de chaleur humaine n'était pas superflu. Moi, qui devais à N. (même si c'était par "hasard" - ? - ) bien plus que ne lui devaient Vernet et Rb, je n'aurais pas été capable de tels gestes, trop égoïste et trop avare que je suis. On peut être avare des deniers de l'état comme des siens propres et de façon aussi condamnable.

                Ce que ses amis savent des quinze ou vingt dernières années de la longue vie de N. apparaît à travers ses lettres, toujours aussi nombreuses et aussi volumineuses et les entrevues de couloir, toujours aussi difficiles à terminer. Aux difficultés que lui causaient sa santé et celle de sa femme s'étaient ajoutés les soucis causés par son appartement : il avait une responsabilité importante dans le syndicat de copropriétaires de l'immeuble où il habitait, à Nogent-sur-Marne ; peut-être la présidait-il. L'énumération de ses griefs contre feu Joseph et sa clique jouait toujours un rôle important. Plus importante encore, peut-être, plus douloureuse, aussi, fut sa quête incessante de moyens de préserver l'"immense documentation". J'ai cru comprendre que son appartement était déjà surchargé de paperasses et que l'une au moins des deux Mme N. avait tenté d'y mettre de l'ordre par le vide au cours d'une période dépressive dont l'éventualité a pu être, entre elles, un point commun, à vingt ou trente ans de distance. Il assiégeait donc les responsables, à l'agro, pour obtenir d'eux l'autorisation d'entreposer quelque part les livres, revues et papiers divers qu'il accumulait depuis un demi siècle. Le point fort de cette activité fut la lutte farouche qu'il mena pour conserver sa "turne".

                Coincée entre le local affecté à l'Amélioration des Plantes, les toilettes de style "entre deux guerres" réservées aux généticiens et l'escalier dit de la pendule, au rez de chaussée de l'aile Claude Bernard, c'est une pièce d'une vingtaine de mètres carrés. Elle s'ouvre sur les arbres de ce qui fut le jardin de l'école, dont les "préfabriqués" rendus nécessaires après 1968 par le système (honni par N.) des unités de valeur n'ont pas réussi à détruire le charme. J'ai toujours été amoureux de ce réduit, malgré l'épouvantable et assez dégoûtant fouillis que N. y entretenait. J'ai fait - mollement mais enfin j'ai fait - mon possible pour le conserver à ma chaire, à laquelle le "service " de N. (la fameuse Normalisation Biologique) avait été plus ou moins officiellement rattaché, après ma nomination, pour le peu de temps qui restait au chef du dit service avant sa retraite. Cette disposition rendait plausible de conserver à l'ancien titulaire un pied à terre dans la maison, aussi longtemps qu'il désirerait la fréquenter après avoir cessé ses fonctions. Le local avait d'ailleurs été utilisé de cette façon en faveur de Tony Ballu, qui l'avait libéré - par son décès - à peu près au moment utile, avant le départ en retraite de N..

                Celui-ci y avait entreposé, avec une partie de ses documents (le reste, soit quelques tonnes de caisses et boîtes diverses, subit plusieurs déménagements avant de finir dans la cave de la chaire de zootechnie jusqu'à la liquidation de 1989), son matériel, soit un curieux et assez horrible  assemblage de flacons de produits divers ramassés Dieu sait où, une vieille balance de laboratoire, un microscope Leitz d'un modèle ancien mais de grand prix et quelques ustensiles de cuisine, seuls éléments de l'ensemble dont il était clair qu'ils restaient fonctionnels, du fait des odeurs qui s'échappaient parfois de la pièce.

                Je me demande souvent comment le microscope était venu en sa possession. Il n'a certainement jamais disposé de l'argent nécessaire à une acquisition. Fut-ce quelque don, peut-être un "héritage"? Le trouva-t-il dans le laboratoire personnel de quelque collègue disparu sans avoir eu le temps d'y mettre de l'ordre et se l'est-il approprié en pensant, avec raison, qu'il risquait d'aller plus ou moins directement vers une décharge et, à tort, que lui, N., pourrait donner à cet outil perfectionné une utilisation digne de sa valeur? Pierre-Henri l'a récupéré et astiqué pour en faire un dessus de cheminée. C'est là un de ces actes de piété qu'il sait, lui aussi, accomplir. J'en ai bénéficié. Ils feront que si c'est bien d'après la morale judéo-chrétienne que nous devons être jugés, il lui sera beaucoup pardonné.

                A vrai dire, la "turne", dans l'état où elle se trrouvait et sachant à quoi elle servait ou ne servait pas constituait, indubitablement, un scandale. Vers 1980, Delage, alors directeur, prétendit en expulser N. pour y loger le fils d'un concierge qui méritait, semble-t-il, des attentions spéciales. En soi, affecter ainsi un local à destination scientifique était aussi un scandale. Les chances étaient donc égales, au départ. N. l'emporta, au terme d'une lutte plus qu'homérique. La "turne" lui resta consacrée - par simple maintien du statu quo - et l'élan de la victoire fut tel que ce n'est que trois ans après sa mort qu'une récupération définitive put intervenir, au bénéfice de la chaire d'Amélioration des Plantes. Encore dut-on obtenir mon (!) quitus: j'y passai quatre ou cinq journées à extraire de la poussière, un peu au hasard, quelques kilos de documents très divers où j'ai puisé certaines des informations rapportées ici.

                C'est au cours des hostilités, fertiles en rebondissements (N. fit donner toutes ses troupes, de Cépède à moi-même en passant par tous les collègues et amis qu'il put rameuter; il y eut des déserteurs, voire des traîtres), qu'il reçut ce qui fut, s'il avait fallu l'en croire sur le moment, l'un des chocs les plus douloureux de son existence. Rb, embrigadé parmi ses partisans mais insuffisamment convaincu de ce que le confort du fils du concierge ne valait pas les poussiéreux empilements de la turne, tourna carrément casaque en employant l'une de ses armes favorites : l'humanisme farceur. Il crut devoir essayer d'expliquer à N., au cours d'une visite sur les lieux, qu'une documentation vraiment moderne, à l'âge de la microinformatique, ne pouvait exiger autant de place. Je reçus alors - c'était en 1982 - une lettre atterrée, peut-être plusieurs lettres atterrées, je ne me souviens plus, où l'"ami de toujours" prenait la place, désormais vacante, des membres décédés de la "clique" pour le priver de ses dernières raisons d'exister.

                Ce ne fut, du reste, qu'une alerte. Le flot déferlant des lettres, des clameurs, des interventions "tous azimuts" emporta l'argument microinformatique avec le reste du dispositif ennemi. Dès 1983, N. adressait à Rb, qui me les a transmises récemment, des lettres marquées de la plus chaude amitié, où le "cher Roger" était tutoyé, embrassé, alimenté en confidences de tous ordres et chargé de faire agréer par Madame des hommages superlativement empressés.

                Ces lettres manifestent que la rancune  était exempte de son coeur. Sans doute emporta-t-il dans l'au-delà la haine définitive qu'il avait conçue pour Joseph. Toutefois, il s'agissait là d'un élément constitutif de sa personnalité, qui ne saurait lui être compté à charge, pas plus que ne pourrait l'être une déviation de la colonne vertébrale ou un pied bot. Elles peuvent aussi vouloir dire, ces lettres, que je n'aurais pas dû attacher autant d'importance que je l'avais fait aux imprécations de l'année précédente, dont l'utilisation devait simplement faire partie d'un système coordonné et efficace de contre-feux.

                La dernière lettre que j'ai de lui est datée de Janvier 84. La première page est de son écriture de toujours, ou presque, une écriture droite et lisible, rapetissée et comme assagie - par l'âge. Elle n'évoque plus, pour moi, comme elle le faisait vingt ou trente ans avant, les fastes quelque peu pléthoriques du baroque décadent. J'y aurais alors volontiers discerné un certain manque de personnalité si j'avais été sûr que mon discernement ne me venait que de mes compétences en matière de graphologie.

                Dans cette première page, il me présente ses voeux, en réponse aux miens. Le thème de la seconde page lui a été fourni par S., qu'il avait rencontrée dans mon bureau, deux ou trois ans avant. Il ne l'avait pas reconnue, ce qui l'avait bouleversé: il l'avait beaucoup fréquentée - un demi-siècle  avant... - et pensait l'avoir vexée. Ce n'était sans doute pas vraiment le cas mais, pour lui, une faute de savoir-vivre n'était pas vénielle. Ce qui, toutefois, motive cette deuxième page, c'est le souvenir de la conversation qui s'engagea ce jour-là. Il s'agissait de la "viande de pétrole" et il exprime son indignation.  Le graphisme se gâte alors jusqu'à tourner en griboullis pur et simple. Ainsi se traduisait la passion dont il était capable - et qu'il admirait chez les autres, chez Schribaux, en particulier - lorsqu'il s'enflammait pour ou contre quelque chose ou quelqu'un.

      Je dois bien reconnaître, une fois de plus, que quand il se passionnait, c'était pour des causes que j'ai, moi aussi, plus ou moins défendues. Je ne pouvais lui donner tort quand il demandait qu'on y refléchisse à deux fois avant de gommer l'agriculture au profit de ce qu'il appelait la biotechnologie.

                Des deux dernières années, je ne sais plus grand chose. Je relis l'hommage funèbre que lui rendit son frère, lors des obsèques, le 2 juin 1986 - il était mort le vendredi 30 mai. Hommage soufflé, comme tout ce qui devait le manifester au monde extérieur pendant sa vie, où nous apprenons que ses études au Lycée Chaptal furent "brillantes" etc.. Je pense que l'affection fraternelle qui y est exprimée est plus réelle - et mieux fondée.

 

                Tel qu'en lui-même, enfin...

                A l'époque où Rb éditait les "Graines oléagineuses", je me trouvais dans son bureau et nous échangions quelques idées sur l'auteur lorsqu'il me dit, assez brusquement: "Pauvre N.. C'est un raté". Cela me parut court. Je répondis : "Il y a un N. en chacun de nous". Rb me regarda, rigolard. Nous parlâmes d'autre chose. Pour qui avait été bon élève à l'agro, bon fonctionnaire, bon botaniste, bon président de l'amicale, qui était bon directeur et devait être  par la suite bon président de sociétés savantes, le tout "sans histoires" pour employer son expression, ma remarque devait effectivement présenter une dimension humoristique que je n'entendais nullement lui conférer. N., lui, passait sa vie à "faire des histoires", sans que l'on put comprendre, au juste, ce qui en ressortait. Je ne trouvais pas cela drôle, peut-être parce que je n'étais pas sûr de ne pas avoir fait moi-même, au moins quelquefois, cette impression.

                Depuis, la question que je me suis posée, que je me pose encore est: "Au fait, de ces histoires, ressortait-il ou non, finalement, quelque chose? Y avait-il, chez N., autre chose qu'un N.?  N'était-il qu'un raté?".

                Pour Boeuf, qui l'avait eu comme  collaborateur  pendant 10 ans (1936-1946) il n'était que cela, sans l'ombre d'un doute. Nous en avons parlé avec lui, ses anciens collaborateurs du S.B.A.T. et moi lorsqu'il est venu nous voir, vers 1950. Il avait chargé N., nous raconta-t-il, de monter une petite expérience mais n'avait rien pu obtenir de lui. Pragmatique, en bon spécialiste qu'il était de l'expérimentation agronomique, Boeuf n'avait rien d'autre à dire sur le sujet. Il avait simplement considéré que N. n'existait pas. Il avait suffisament à faire par ailleurs, avec l'organisation de l'O.R.S.T.O.M. ou l'animation de l'Académie d'Agriculture.

                Rb et moi, avec chacun des raisons différentes, d'ailleurs, n'en sommes pas restés là. Rb, je l'ai dit, lui fut secourable. Je me contentai, pour ma part, de continuer à m'interroger. Rb m'a fourni des éléments de réflexion dans une lettre récente (Janvier 90) d'où j'extrais deux passages.

                "Il n'a jamais pu oublier cette défaite (l'échec de 1948), dit-il dans le premier passage... Ce qui est admirable, c'est qu'elle n'a pas cassé, chez lui, le ressort de la recherche".

                Il n'y avait, chez N, aucun ressort méritant d'être appelé ainsi. Il n'a jamais manifesté de curiosité pour quelque voie inexplorée que ce soit et s'est contenté de brasser dans son esprit et de commenter ce qui l'avait frappé, dans les cours qu'il avait pu suivre, d'abord, puis dans des articles de journaux, des conférences, sans doute plus rarement des livres.

                Ce qui n'était pas cassé, c'était, d'abord, le désir de laisser intacte l'image qu'il entendait donner de  lui: celle du "savant", du chercheur, qui participe à l'avancement de cette science qu'il admire tant. N. jetait de la poudre aux yeux, à lui-même comme aux autres: "Mon matériel, ma documentation, l'important ouvrage que je prépare, tout ce que j'ai en chantier..." Rb a bien voulu s'y laisser prendre. N. ne faisait  pas de recherche, ne serait-ce que parce qu'il ignorait ce qu'est une problématique scientifique, faute d'avoir cherché à l'apprendre. (Il aurait pu le faire avec Boeuf ; sans doute était-il trop tard).

                N'était pas cassé non plus son enthousiasme pour la science et le point remarquable, toutefois, est que cette science, qui l'enthousiasmait, ce n'était pas n'importe laquelle. Je soupçonne que l'enseignement de Schribaux, d'abord, puis la fréquentation des chercheurs du C.N.R.A. - celle  de Ducomet, en particulier - y fut pour quelque chose. Il fréquentait  pourtant aussi l'université, où il a  eu l'occasion d'entendre des sons de cloche fort différents. Il y a bien eu option de sa part. J'ai trouvé dans ses papiers des notes prises en 1947 à une conférence de Theilhard (sic) de Chardin. Je n'ai pas eu l'occasion de constater qu'il lui en était resté grand-chose mais ce n'est pas tout le monde qui, en 1947, suivait les conférences de Teilhard. Lorsqu'il s'enthousiasmait, ce n'était pas pour P.P.Grassé ou Rabaud, c'était pour des Jacquard, des  Ruffié, vulgarisateurs sans doute, parfois mauvais  vulgarisateurs, mais toujours dans le sens de ce qui me paraît être la vraie science, celle de Galilée, de Pasteur, de Jacques Monod. Il reste là, pour moi, une interrogation à laquelle le hasard seul ne peut servir de réponse. Mes propres  mérites, à peu près exclusivement, n'ont-ils pas été de choisir des pistes favorables alors que peu de signes clairs m'en étaient donnés ?

                J'ai eu l'espoir un peu fou, en vidant la turne, de retrouver le papier que Fauveau et moi avions eu en main. Il y était sûrement: j'ai trouvé des papiers "frères" de celui-là, portant la date de mai 1935 et les initiales de N.: ils avaient dû être tapés (par la secrétaire de la chaire, probablement) pour le cours qu'il nous fit et l'un d'eux, concernant les centres  d'origine des plantes cultivées, est, mot pour mot, ce que j'ai noté sur le cahier que j'ai conservé. On peut penser que ce travail de préparation avait été inspiré par Ducomet. Peut-être N. avait-il suivi les cours de ce dernier, en 1931 ou 1932. Plus vraisemblablement, il avait reccueilli ses conseils sur la bibliographie à utiliser et c'est pourquoi la partie spécifiquement génétique s'inspire largement des ouvrages de Guyénot. Après 60 ans, ces livres restent parmi les plus clairs écrits sur le sujet. Peu de gens pouvaient, à l'époque, en apprécier justement les qualités. Ducomet en était certainement. Est-ce à dire que N. n'a fait que transmettre, en bafouillant passablement, ce qui lui avait été conseillé par le patron? Probablement. Pourtant, là encore, je ne peux me contenter d'explications trop simples . Dans mon cours figure un passage concernant les chromosomes géants  de la drosophile. L'article de Painter dans Journal of Heredity qui avait dû être à la base de ce passage ne datait guère que de fin 1934. N. n'était sans doute pas en état de comprendre et, a fortiori, d'expliquer comment ces recherches allaient permettre une approche, exceptionnellement précise pour l'époque, des rapports  entre la structure du chromosome et le gène, qui n'était encore guère qu'un "concept". Pourtant, le sujet était trop récent pour figurer dans l'édition de Guyénot alors  disponible, comme dans les conseils que pouvait donner Ducomet. Il y avait, là encore, un choix de modernité difficile à expliquer par le seul hasard.

                Y avait-il en N., au delà du simple raté, de cette ouverture d'esprit sans laquelle les idées nouvelles - celles que l'on a comme celle qu'ont les autres - ne  sauraient se répandre? Peut-être était- il sensible au parfum de la vérité scientifique, une vérité qui n'est pas multiple, contrairement à ce que nous expliquaient nos amis de gauche non généticiens à l'époque de l'affaire Lysenko, cette affaire qui l'indignait, lui, N., dont les sympathies pour la science soviétique éclataient dans ses cours sur Vavilov et ses centres d'origines.

                Lui-même aurait pu aller plus loin s'il avait été mieux placé, s'il avait davantage cultivé en profondeur la curiosité scientifique qui était en lui, s'il avait fait plus de place au doute et à la critique - à l'égard de lui-même surtout - si finalement l'âge et l'état de santé n'étaient pas venus modifier ses priorités, diminuer sa soif d'apprendre et la vie domestique  compliquer la situation où se débattait son esprit brouillon.

                Le deuxième passage de la lettre de Rb ne m'arrêtera pas aussi longtemps : "Le plus formidable, écrit-il, c'est que je le croyais catholique ; en réalité, c'était un juif pétri d'une inébranlable confiance personnelle, de nature messianique". Au reçu de cette lettre j'ai consulté le P.L.I., qui m'a précisé que le messianisme, c'était l'attente du messie. Ce n'est donc pas le fait de croire que l'on a, soi-même, reçu l'onction. Pour simplifier, nous enlèverons donc les trois derniers mots de la citation. Quant à l'inébranlable confiance personnelle, Pascal doit déjà en parler. Je pense que tout le monde est d'accord pour en reconnaître la réalité. Pour les théologiens chrétiens modernes, le peuple juif a été "marqué dans sa chair par la parole de Dieu". Dès lors comment n'aurait-il pas confiance en lui?

                Avec sa lettre, Rb m'envoyait le petit paquet de correspondance reçue de N. en 1983, celui-là même dont j'ai parlé et qui témoigne de l'amitié retrouvée après la "trahison" de la documentation informatique. On y retrouve l'énumération de ses difficultés domestiques, les imprécations traditionnelles contre Joseph et ses séides et l'expression de son admiration toujours renouvelée pour la science en général et la génétique en particulier. Quelques lignes y sont consacrées à ses idées sur le racisme, qu'il refuse de confondre avec l'antisémitisme: "Comme s'il existait une race juive! On connaît de source certaine les nombreuses conversions au judaïsme dans les régions les plus variées du globe... Les récents travaux de génétique des populations ont montré, à l'évidence, également que, en ce qui a trait au gènes essentiels, de comportement sont, le plus souvent, bien plus différents dans une même famille, dans une même fratrie qu'entre deux individus l'un d'une ethnie, qui frappe l'observateur superficiel par des caractéristiques de pigmentation de la peau, l'aspect de la chevelure etc. lesquels résultent de l'action de gènes de très peu d'importance fondamentale et l'autre dans une ethnie réputée noble".

                Au delà de la construction de la phrase, que l'on s'abstiendra de critiquer -- nous tâcherons de faire mieux à 91 ans, quand nous argumenterons par correspondance -- apparaît clairement l’enthousiasme habituel pour la science, à laquelle on peut toujours faire appel pour soutenir un point de vue généreux. On a le droit de rêver à - ou, si l'on veut, d'espérer - une humanité où il y aura toujours, bien sûr, des différences entre deux hommes choisis au hasard mais où l'importance et même, d'ailleurs, la nature de ces différences ne dépendront plus de leurs origines et n'interviendront plus pour les séparer. Le texte emberlificoté de N., dans cette optique, peut faire figure de vue prophétique.

                Ceci étant, qu’en est-il de la découverte de Rb ? N. était juiif. Bon. Cela explique-t-il vraiment son comportement, ses enthousiasmes, ses échecs ?

                Je n’ai connu aussi bien que lui que peu de juifs. Il me semble uen myenne, ils étaient plus intelligents. Un peu plus d'intelligence aurait suffi à N. pour comprendre que le temps qu'il passait à déverser sur ses amis des torrents de paroles et d'écrits souvent répétitifs et, souvent aussi, dépourvus d'intérêt général aurait pu être mieux employé à tenter de réaliser, de construire quelque chose, voire seulement de lire un bon livre et pas seulement des articles de quotidiens enfouis ensuite dans d'innombrables cartons portant, pour toute mention, "à classer" (à classer où, Seigneur?). Peut-être faut-il appeler cela inadaptation ou, encore, manque de sens des réalités, plutôt que manque d'intelligence mais cela me serait une raison de plus de ne voir là rien de juif.

                N. avait été un élève médiocre au lycée. Nous savons bien que cela ne démontre un défaut d'intelligence que de façon statistique mais cela ne démontre tout de même pas le contraire. On peut également objecter que l'intelligence scolaire n'est pas toute l'intelligence mais N. ne fut pas seulement un élève médiocre; il fut aussi un professeur médiocre. Peut-être dira-t-on alors que les qualités nécessaires à un bon professeur sont analogues à celles que doit posséder un élève pour être brillant.  Je ne le pense pas mais, à supposer qu'il en soit ainsi dans une certaine mesure, je ferai observer qu'il ne faudrait pas exagérer la prudence, en exigeant la médiocrité dans trop de directions différentes avant de conclure qu'elle traduit une intelligence insuffisante.

                Je pense avoir identifié le défaut qui faisait de N. un mauvais enseignant. J'ai dit qu'il avait la réputation - justifiée - d'être incompréhensible. En analysant les éléments dont je dispose, cette caractéristique devient explicable. J'ai souvent raconté l'histoire dite du binôme de Newton. Je la tiens de Boby Chabrolin, qui, comme je l’ai déjà dit, suivit les cours de N. en 1946, pendant son deuxième intérim. Ayant écrit sur le tableau la formule canonique (a+b) à la puissance n, assortie de la précision indispensable, a+b=1, il se noya dans l'application qu'il était en train d'en faire au mécanisme de la méiose. Le niveau des élèves, en mathématiques et, spécialement, en probabilités, n'était pas, il y a 50 ans, ce qu'il est maintenant et la période de guerre ne l'avait pas amélioré. Un élève finit par lever la main et dit: "Monsieur, vous avez écrit que a+b=1. Si a+b=1, a+b à la puissance n fait toujours 1!" N. regarde le tableau, se retourne vers les élèves et déclare, avant d'enchaîner: "Eh bien! Il y a des cas où ça ne fait pas exactement 1." Je pense que Boby, tout spécialiste du genre qu'il était, ne pouvait pas inventer cette histoire. Or, ce cours figure sur mon cahier de 1935 et il y est traité correctement. N. préparait ses cours avec beaucoup de soin, souvent en recopiant des passages de ses sources, sans doute plus rarement en s'en assimilant la matière de façon suffisante, s'il s'agissait d'un point délicat. Il lui arrivait donc, devant les élèves, de "perdre les pédales" sur des paragraphes de cours pourtant bien préparés, voire même déjà exposés sans encombre - jusqu'à douze ans auparavant... De tels ratés de fonctionnement, que j'ai connus, comme tout le monde, j'imagine, se renouvelant plusieurs fois par cours, finissaient par rendre celui-ci incohérent. Je ne peux plus m'expliquer autrement l'épisode des trisomiques du Datura, tel que je l'ai relaté plus haut.

                Une remarque me permettra de relativiser mon jugement sur N.. Il n'était peut-être pas assez intelligent, ayant eu 40 ans en 1932, pour comprendre la génétique. Or, à cette époque, comprendre la génétique était difficile pour un individu sorti de  la période normale de formation intellectuelle, surtout dans le contexte de la biologie universitaire d'alors. (De la même façon, je n'étais pas assez intelligent, ayant eu 60 ans en  1974, pour me mettre à l'informatique qui, au même moment, ne présentait pas de difficultés pour des gens de vingt ans, moyennement doués). Je n'oublie pas que N., s'il fut un élève médiocre, n'en eut pas moins, semble-t-il, un curriculum scolaire normal.

                Relativisé ou pas, c'est à ce niveau d'intelligence inférieur à celui que ses ambitions  auraient exigé qu'il faut rattacher ce que j'ai appelé un manque de sens des réalités - aussi peu juif que possible. On m'a raconté (et, là encore, l'histoire est trop vraisemblable pour n'être pas vraie) que N., ayant eu une conversation avec quelqu'un qui avait besoin d'un document n'existant que dans une bibliothèque étrangère (de Hollande, peut-être), avait simplement pris le train pour aller chercher le document et le rapporter à son interlocuteur. Gentillesse? Dévouement de "jeune chien"? Peut-être vanité, désir de montrer à quel point on est animé par l'intérêt pour la science? Défaut de jugement, en tous cas.

                Peut-être aussi défaut de volonté, recherche d'un alibi devant l'action à entreprendre. J'ai dit que Boeuf considérait que N. n'était pas capable de faire de la recherche. J'ai connu des chercheurs de talent dont je suis sûr qu'ils n'étaient pas plus intelligents que lui. Ils avaient ce qui lui manquait : l'obéissance à l'urgence de l'action. Sur ce point là aussi, je me sens des affinités avec N. J'ai bien souvent, moi aussi, décidé de remettre au lendemain, sous un prétexte quelconque, l'accomplissement de ce qui était mon devoir d'expérimentateur. J'ai été très occupé à écrire cette lettre urgente, à lire cette thèse, dont je remets l'examen depuis longtemps, à rendre service à quelqu'un de sympathique ; j'ai passé une grande partie de mon temps à préparer mon enseignement de l'année prochaine, à rédiger un mémoire; j'ai dû me consacrer à des tâches administratives, d'une urgence évidente ; ma famille me réclamait et qui ne pourrait le comprendre? J'aurais dû faire ceci à telle heure, entreprendre cette expérience à tel moment de l'année. Pour des raisons que je pourrais légitimer avec une précision comptable, l'heure est passée. La saison est passée. La vie est passée.

                Rien, dans un comportement de ce genre, n'évoque le dynamisme, le "sans-gêne"(?), l'esprit dominateur qui - si l'on veut bien me suivre sur une voie que je n'ai pas ouverte - accompagnent, chez les juifs, l'intelligence surdéveloppée. N. fût-il "sans-gêne"? Je serais, en tous cas, le dernier a appeler ainsi l'acharnement qu'il mit à conserver de la place pour ses archives, qui ne gêna personne qu'à fort bon droit, à mon avis. Quant à la fameuse "confiance personnelle" dont parle Rb, N. l'avait-il vraiment? Si oui, c'est qu'il était encore bien plus bête que je le pense. Il n'y avait pas besoin de beaucoup d'intelligence pour faire le bilan de ses échecs et en tirer les conclusions qui s'imposaient. Je suis convaincu que cette apparente confiance personnelle n'était que  l'expression de l'habitude, plus ou moins consciente, de jeter de la poudre aux yeux, aux autres et à lui-même. Il peut s'agir d'un comportement de survie. On le note parfois chez des "chercheurs", au sens large du terme, qui, se sachant ou se sentant médiocres, veulent néanmoins s'affirmer et, pour cela, décident de "souffler plus haut qu'ils ont le nez". Je l'ai retrouvé récemment chez un non-juif notoire, religieux de son état, que j'appellerai R.. Comme N. (dont je parlerai ici au présent, pour les besoins de l'exposé), R. se dit spécialiste. Il ne s'agit plus de normalisation des végétaux exotiques alimentaires mais des premiers chapitres de la Génèse. A partir de là, tout devient étonnamment superposable, jusque dans des détails inattendus. Tous deux se présentent comme investis de missions importantes mais les collègues, consultés, ne savent pas au juste lesquelles. Tous deux préparent, sur leurs  spécialités, plusieurs ouvrages qui doivent faire date  mais n'ont guère publié, jusque là, que des  compilations assez banales. L'analogie tourne au prodige lorsqu'ils parlent, presque dans les mêmes termes, de leur "immense" documentation.  Renseignements pris, il s'agit effectivement de pièces entières où sont entreposés des documents mais ceux-ci ne sont, en majorité, que des numéros de revues existant en de nombreux exemplaires dans toutes les bibliothèques spécialisées, où ils sont, du reste, rassemblés en collections beaucoup plus complètes et mieux classées, bien plus faciles à consulter, pour les intéressés eux-mêmes. Tous deux usent et abusent des amis et connaissances assez complaisants pour se laisser prendre "par le bouton du pardessus" pour de longues confidences.. Il s'agit souvent du récit des complots ourdis par un entourage malveillant et jaloux. Il peut s'agir aussi de prises de position scientifiques. A ces amis et connaissances sont envoyés les tirés à part des interventions dans des colloques ou des photocopies d'interviews aux journalistes avec, bien sûr, de flatteuses dédicaces. Les cultures spécialisées respectives sont, sans doute, profondes : personne n'en doute puisque personne n'aurait l'idée de les vérifier. Quant à la culture générale, il faut bien le dire, elle est davantage fondée, dans les deux cas, sur des articles de vulgarisation lus dans "Le Monde" que sur l'étude critique d'ouvrages de fond. On n'en a pas moins des idées arrêtées sur de nombreux sujets et on les expose volontiers aux spécialistes. Le hasard, ironique, pousse la ressemblance jusqu'à des traits sans rapport avec ce comportement : il s'agit, dans les deux cas, de robustes constitutions, taillées pour une belle longévité, ceci nonobstant une grave blessure de guerre dans un cas, une amputation consécutive à un accident de la route dans l'autre, introduisant d'innombrables complications, évidemment fort justifiées, dans les rapports avec le reste de l'humanité.

                A vrai dire, je me demande si une véritable confiance en soi ("personnelle") ne s'opposerait pas à ce bluff continuel, lequel me paraît traduire, au contraire, le besoin de cacher les faiblesses de caractère que l'on se reconnaît plus ou moins confusément.

                Au total, je ne vois rien, dans son origine ethnique, qui puisse expliquer le comportement de N. J'irai même plus loin, jusqu'à dire que, s'il est vrai qu'il était un raté, c'était d'abord un juif raté.

                Ou peut-être fut-il, si peu qu'il le fut, cette sorte particulière de juif raté, un prophète? Car il m'est bien difficile de conclure. Sans doute a-t-il choisi une voie où il s'est constamment trouvé dépassé. Ce choix, pourtant, je ne puis le désapprouver. C'est dans cette voie qu'il a cherché à affirmer, alors qu'il n'était pas courant de le faire, l'importance de la culture désintéressée pour la formation des techniciens de haut niveau. Son respect pour la science ne s'adressait pas – j’y reviens -- à n'importe quelle science et ses options le portaient vers les mouvements scientifiques qui, par la suite, se sont révélés les plus féconds. Dans le contexte de la biologie française de son époque, cela mérite d'être souligné - et répété.

                J'ai dit que la lettre de Janvier 1984 était la dernière que j'ai reçue de lui. J'ai encore retrouvé une carte de voeux, datée du 18 janvier 1986, d'une écriture désormais déformée par la fatigue de l'âge et de la maladie mais qui reste, en l'absence de nervosité polémique, bien lisible.

                "Bien chère Madame, très cher ami, voici longtemps que je n'ai reçu de vos nouvelles..." Je suppose que j'avais dû hésiter à lui envoyer des voeux, ne sachant plus très bien où il en était... J'ai dû répondre poliment et je n'ai conservé cette carte que comme toutes celles que j'ai reçues au début de cette année-là - je ne me décide que difficilement à jeter ce genre de courrier.

                Elle est, maintenant, cette carte, dans les quelques papiers que j'ai décidé de garder, sans trop me soucier de ce qu'il en adviendra après moi. Je la reprends parfois pour la relire et en regarder l'illustration. Elle représente une croisée ouvrant sur un jardin stylisé -- imaginé,  un peu féérique. Ce n'est pas une carte vendue au profit d'une fondation humanitaire. Elle a été choisie avec goût, ce goût qui exclut toute banalité, ce goût aussi qui ne se remarque pas ou seulement quand la remarque ne peut plus avoir de conséquences. Il y avait, dans sa façon d'être, de se comporter, de se présenter, de parler et d'écrire, de s'habiller, de se soigner, une grande élégance, dont on pouvait dire  la même chose : on ne s'en apercevait que quand il n'était plus là. Elle devait sans doute lui venir d'une éducation parfaite, reçue dans cette bourgeoisie, parisienne surtout, qui a remplacé l'aristocratie comme gardienne du savoir-vivre.

                Je suppose que c'est la perfection de cet abord  qui lui a valu ce qui paraît avoir été une certaine situation mondaine. Il connaissait beaucoup de monde, dont il a dû finalement obtenir des avantages qu'il n'aurait sûrement pas retiré de sa seule valeur professionnelle - contrat de recherche à la D.G.R.S.T., récompenses diverses, interventions, soins médicaux particuliers, situation pour son frère, etc...                Je pense, pourtant, pouvoir affirmer qu'il n'y avait rien d'intéressé dans la qualité de ses relations humaines, comme il n'y avait aucune flagornerie dans sa politesse. Il était - étymologiquement - aimable.

                J'ai aussi quelques raisons de penser qu'il avait bon coeur.

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